lundi 10 novembre 2014

Interstellar



Arrive parfois, pas très souvent, un ovni dans le paysage cinématographique, une œuvre qui repousse les limites du septième art par son ampleur, sa force et son pouvoir d’évocation. Interstellar est de ceux-là. J’oserais même dire qu’il est assis à la droite de 2001 : Odyssée de l’espace.

Le film s’ouvre sur une fin du monde tout en douceur, baignée d’images propres au western. La lente agonie mondiale que nous propose Christopher Nolan n’a rien à voir avec Mad Max ou 1984, ici pas de fous furieux armés jusqu’aux dents ni de dictature, seulement un nivellement par le bas, une dévolution tranquille. Cooper est un ancien pilote devenu agriculteur par la force des choses, il cultive le maïs comme tout le monde pour survivre. Les tempêtes de sable sont une menace constate et la poussière s’infiltre partout, rappelant par moment le graphisme de Sergio Leone. Six milliards d’êtres humains sont déjà morts de faim et pourtant,  ceux qui restent tentent de mener une vie normale. Les gens travaillent, boivent de la bière et jouent au baseball. La famine qui sévit a des répercussions plus insidieuses. On révise l’Histoire en fonction des besoins. L’astronomie par exemple n’est plus enseigner à l’école. C’est des cultivateurs qu'on cherche, pas des astronautes. Cooper essaye de transmettre sa curiosité intellectuelle à ses enfants, non par esprit de rébellion  mais seulement par amour. Quand sa fille de se met à croire aux fantômes, il l’incite à trouver une explication scientifique aux phénomènes étranges, même lorsque ceux-ci les conduisent à une base secrète de la Nasa.
Chaque réponse soulève un doute raisonnable chez Nolan. Le déchirement d’un père qui doit quitter ses enfants pour entreprendre un voyage spatial l’amène à se poser une question fondamentale : est-ce qu’une cause noble vaut la peine de sacrifier ce qu’on a de plus précieux ? Encore là, l’auteur n’y répond pas. Il se contente d’explorer tous les paramètres du problème. Les discussions sur le pouvoir de l’amour côtoient la physique quantique à bord du vaisseau. Dans leur quête pour trouver une planète habitable, les astronautes sont confrontés à la notion d’espace-temps, au fait que le monde ne sera plus le même à leur retour.
Ce n’est pas la transposition visuelle de théories complexes qui fera d’Interstellaire un classique, mais sa capacité à les ramener à une dimension humaine. Là où Contact  de Robert Zemeckis échouait, Interstellar réussi. Jamais les explications scientifiques ne se mordent la queue, elles trouvent toujours une résonnance dans le concret, ne serait-ce pour souligner le fait que nos choix sont tributaires de notre conception du monde et que cette perception est malléable, pluridimensionnelle.  
Tous les thèmes chers au réalisateur sont présents : la mémoire, le rapport à la réalité, la distorsion de nos perceptions et bien sûr l’avilissement qui nous guette. Non seulement il a su construire une histoire divertissante autour de ses préoccupations, il y ajoute en plus un ingrédient qui faisait défaut à ses oeuvre précédentes : l’émotion. La dernière partie du film est exemplaire à ce niveau, puisque les théories astronomiques, inspirés du physicien de Kip Thorne, sur la relativité générale sont mises en perspectives avec les choix déchirants que doivent faire les membres d'une famille. Le montage parallèle sert alors d’encrage pour illustrer la notion d’espace-temps magistralement mise en images. Personnellement, j’en avais des frissons.   
Il ne fait aucun doute qu’Interstellaire est le film de la maturité pour Nolan, une œuvre-phare qui comme 2001 pour Kubrick risque de marquer un tournant dans sa carrière. Ce n’est plus juste un bon réalisateur, il entre désormais dans la catégorie des visionnaires de qui on attend à chaque fois une révélation.    

samedi 1 novembre 2014

Joe contre le volcan


Sorti en 1990, le film est un échec. Il marque un tournant dans la carrière de Tom Hanks. De même, le scénariste  John Patrick Shanley, qui réalisait là son premier film, ne reviendra derrière la caméra que  18 ans plus tard avec Le doute.

L’histoire raconte le parcours de Joe Banks, un employé de bureau mal fichu, de son propre aveu.  Un jour, son médecin lui diagnostique un nuage cérébral, une maladie extrêmement rare, asymptomatique  et mortelle. Le lendemain, comme par hasard, un riche industriel lui fait une proposition : sauter dans un volcan pour amadouer une tribu lointaine qui, en échange d’un sacrifice, acceptera qu’on exploite un minerai qui se trouve uniquement sur cette île. En contrepartie, Joe pourra mener la grande vie jusqu’à la fin du voyage.

Joe contre le volcan a dérouté bien des spectateurs avec ses changements de ton progressifs, son humour décalé et sa morale ambiguë. Il n’en reste pas moins un film d’auteur, ambitieux sur le plan narratif et audacieux dans sa facture. Après avoir gagné l’oscar du meilleur scénario pour Éclair de lune (1988), John Patrick Shanley a certainement voulu faire un film qui reflétait ses préoccupations, refusant de diluer son propos au profit de la comédie. Visuellement, Joe contre le volcan se veut un hommage aux vieux des années 30 avec ses décors en carton pâte et ses effets spéciaux fantaisistes.

S’il est vrai qu’un spectateur juge un film à ses dix premières minutes, on comprendre l’étonnement. Le film ouvre sur une foule lancinante d’employés qui entrent à l’usine tels des zombies. La chanson Sixteen tons  d’Éric Burdon, avec ses sonorités de marteaux et d’enclume, accentue l’effet de découragement. Les décors de l’usine sont ternes, éclairés par des néons vacillant. On y fabrique des testicules artificielles mais aucun gag n’est vraiment élaboré sur le sujet, on est dans la métaphore. Seul Dan Hedaya, en patron tyrannique, joue sur le ton de la comédie. Tom Hanks se traine les pieds, cernés jusqu’aux oreilles, les cheveux trop longs,  rien à voir avec le style bon enfant qu’on lui connaît. Meg Ryan est méconnaissable en DeeDee, la collègue de travail dont il est amoureux. Sa chevelure brune mal coiffée et son positivisme de pacotille la rendent antipathique au premier coup d’œil. Tout cela, bien entendu, est volontaire.  C’est le premier des cinq tableaux qui composent le film. Chacun possède son éclairage particulier, sa propre ambiance. Les couleurs vont s’émanciper au fil du récit et Meg Ryan interprète les trois personnages féminins qui accompagnent Joe Banks à chacune des étapes.
Le réalisateur refuse de nous annoncer la couleur. Il n’y a pas d’apartés, d’arrêts sur image ou de scènes loufoques pour prévenir le spectateur qu’il s’agit bien d’une œuvre fantaisiste. Quelques références aux films The wall ou Brazil sont perceptibles mais rien qui puisse ravir le public-cible de Tom Hanks et Meg Ryan à l'époque. Seul la présence de Robert Stack (le médecin) et Lloyd Bridges (l’industriel), transfuges du film Airplane, nous indique que l’œuvre est à prendre au deuxième degré, qu’il s’agit là d’une comédie volontairement absurde. À l’écran, le ton demeure dramatique, même lorsque Dr. Ellison annonce à Joe qu’il est atteint d’un nuage cérébral. Le talent des deux acteurs, qui jouent le plus sérieusement du monde, empêche les spectateurs de savourer l’ironie. De même, la scène où DeeDee rompt avec Joe en apprenant qu’il est condamné à mort frôle le pathétisme. 
La dépression, l’hypocondrie, la maladie et l’indifférence sont autant de sujets abordés dans cette première partie. Joe Banks n’est qu’un pion, sans personnalité ni motivation. On croit y reconnaître l’Étranger d’Albert Camus. Tout n’est que misère dans cette vie routière. Les touches d’humour proviennent essentiellement du décalage entre le jeu des acteurs par rapport à leurs castings habituels.
C’est l’arrivée de Lloyd Bridges qui plonge sans conteste le film dans la comédie. L’industriel Graynamore semble tout droit sorti d’une bande-dessiné tellement son jeu est outrancier et caricatural.



Le talent comique du vieil acteur culmine lorsqu’il parvient à convaincre Joe Banks que sauter dans un volcan est la meilleure chose qui puisse lui arriver. Sa fougue nous permet d’avaler l’explication selon laquelle une vie ordinaire ne vaut pas la peine d’être vécue, qu’il est préférable d’être riche quelques jours et mourir plutôt que de vivre sans argent. Le rapport au capitalisme est d’ailleurs très ambigu dans le film, nous y reviendrons. 


Le deuxième tableau nous transporte à Manhattan où Joe Banks et venu profiter de ses derniers jours. Nous assistons au premier changement de ton du film. D’une part, la photographie s’adoucie, les images ternes font place aux ambiances neutres et froides de New-York, bien que les extérieurs se fassent encore rares. Ensuite et surtout, Joe procède à un relooking, renouant avec le Tom Hanks aux cheveux courts qu’on connait. Son jeu gagne en vigueur.  La comédie se fait sentir. Ce ne pas Meg Ryan mais Ossie Davis qui lui sert de partenaire dans ce tableau, le chauffeur de limousine lui conseille les endroits plus huppés de la ville. Les difficultés de Joe à assumer son statut de nouveau riche donnent lieu à quelques scènes amusantes.  L’homme sans personnalité se cherche un style, s’achète un costume chic et des vêtements d’explorateurs comme on en voit dans les vieux films. Il tente de se lier d’amitié avec Marshall, son chauffeur,  mais celui-ci préfère rejoindre sa famille.  Ce soir-là, Joe dîne seul. Tous ses achats ne comblent pas son vide existentiel, mais son cheminement est palpable. Il accepte désormais son sort avec bonne humeur.

Troisième étape : Los Angeles, d’où il appareillera pour l’île de Waponi Wu.  Nouveau changement de ton et d'éclairage. Il est accueilli à l’aéroport par Angélica, la fille de Graynamore. En route, ils longent la Pacific Coast Highway, seul décor naturel du film et pourtant, Joe n’en a cure, affirmant que ça fait un peu trop décor de cinéma. Le jeu des faux-semblants atteint son point de rupture. La direction-photo se pare des couleurs vives, presque qu’agressive, tout comme Meg Ryan qui incarne cette fois-ci une artiste frustrée et désabusée. Ses cheveux rouges et son allure hautain évoque le piège des apparences, inhérent à la quête de soi.  Alors que DeeDee et Marshall l’ont rejeté, Angélica aimerait bien passer du temps avec lui. C’est Joe qui refuse, comprenant qu’Angélica n’appartient pas à son monde. S’il dine seul ce soit-là, c’est par choix, signe de son évolution.  






Maintenant qu’il est mûr, Joe monte à bord du Tweedle Dee, le bateau qui le mènera sur l’île de Waponi Wu. C’est Patricia qui supervise l’expédition, la demi-sœur d’Angélica, incarnée par une Meg Ryan  au naturel. La transformation des personnages est complétée, la comédie romantique peut commencer. Les extérieurs, quoique magnifiques, sont tournés en studio. C’est du faux réalisme et on ne s’en cache pas. Le réalisateur se moque du genre, nous en montre les ficelles.  Il refuse qu’on embarque de plein pied dans son histoire, soucieux de poursuivre sa démonstration. Tout comme Joe, Patricia s’est laissé acheter par son père, acceptant de faire ce voyage en échange du bateau. Les rapport humain sont monnayables dans Joe contre le volcan, on tente d’acheter les autres ou on se laisse acheter. Pour évoluer, Patricia doit perdre son bateau. Une tempête se lève au large et un typhon, à peine crédible,  coule le yacht, confinant nos deux personnages sur un radeau formé des 4 valises que Joe s’est acheté à New-York, en référence bien sûr à notre bagage personnel, dont on sous-estime souvent l’importance mais qui s’avère primordial dans l’accomplissement de notre destin. Cette scène évoque également l’abandon de soi puisque Joe refuse de boire le peu d’eau qu’il lui reste pour empêcher Patricia de se déshydrater. Dans une ode à la lune, il remercie Dieu pour sa vie. La lune géante et le décor artificiel enlèvent toute crédibilité à sa litanie.  C’est une parodie des scènes de rédemption et une mise en abime. qui annonce la suite.    

Enfin, nous arrivons au cinquième et dernier tableau : l’île Waponi Wu. Toute ressemble avec la réalité est fortuite. Les décors rappellent ceux de Gilligan Island. Les Waponi sont risibles avec leurs paillettes hawaïennes. Les clins d’œil aux vieux films, dont King Kong, se multiplient et l’histoire ne cherche aucunement à justifier toutes ces incohérences, bien au contraire. Depuis que le peuple Waponi a découvert le soda à l’orange, plus personne ne veut sauter dans le volcan pour apaiser la colère des dieux. Joe, quant-à-lui, accepte de se sacrifier pour honorer sa promesse. Patricia essaye de l’en dissuader, souligne le grotesque de l’affaire, mais Joe n’en démord pas. Pour lui, la destination compte moins que le chemin parcouru, il doit tenir sa promesse. Patricia finit par en convenir et décide de sauter avec lui. Contre toute attente (sic), le volcan les recrache. L’île coule tandis que Joe et Patricia se retrouvent seuls au milieu de l’océan. Fort heureusement, les malles refont surface...
***

Produit par Spielberg, il ne fait aucun doute que l’intention des créateurs était de détourner le genre. Derrière ses allures de comédie romantique, Joe contre le volcan illustre les paradoxes de la condition humaine. On est loin de la petite morale « crois en tes rêves et ils se réaliseront ». Ici, les rêves sont des mirages.  Chaque personnage incarné par Meg Ryan verra le sien s’envoler : DeeDee veut ce que tout le monde veut, Angelica veut la reconnaissance et Patricia veut la liberté,  trois grandes utopies de notre époque. On ne doit rien désirer, nous dit John Patrick Shanley influencé par la philosophie orientale. En revanche, il faut garder l’esprit ouvert et se donner des objectifs. Joe Banks n’a aucun rêve, mais aucune motivation non plus. C’est un malade imaginaire qui se plaint sans arrêt. Son pessimisme l’empêche de voir le bon coté des choses, du coup il devient une proie facile pour les arnaqueurs. Quand on lui annonce qu’il est atteint d’une maladie incurable, il n’ira pas chercher un deuxième avis, persuadé qu’une mauvaise nouvelle est forcément vraie. L’auteur  s’intéresse à l’aliénation causée par la consommation, la perte des repères, la quête de sens et aux chemins détournés que prend le bonheur.  

Le parti-pris d’enrober sa fable d’un visuel clinquant est certainement attribuable à l’amour du réalisateur pour les vieux films, peut-être doit-on y voir un hommage à Frank Capra qui appréciait lui aussi les histoires faussement simplistes. Joe Banks possède en effet la naïveté d’un Mr Deeds. Malheureusement, les décors en studio passaient mieux à l’époque. Le choix paradoxal de placer les personnages dans des décors de plus en plus irréalistes à mesure qu'ils prennent du mieux est, à tout le moins, audacieux. On peut y voir un pied-de-nez, une invitation à ne rien prendre au sérieux.
John Patrick Shanley, qui est un dramaturge avant tout, cherchait peut-être à se moquer du genre, caricaturer l'univers rose-bonbon des comédies romantiques. C'est d'ailleurs sous cette étiquette que le marketing nous vendait le film à l'époque.    

Les spectateurs avaient plus d’une raison d’être déçus. En 1990, Tom Hanks est encore un acteur comique dont les comédies bouffonnes visent essentiellement à nous dilater la rate. Meg Ryan, quant à elle, sort à peine de Quand Harry rencontre Sally. Réuni pur la première fois à l'écran, le duo avait de quoi faire rêver. On s’attendait à voir une comédie légère, rocambolesque et fleur bleue, on a eu droit à une fable ambiguë.  Morale de l’histoire : à vouloir sauter trop loin, on fini par se brûler.
  
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