dimanche 12 avril 2015

All the president's men


Film emblématique des années 70, All the president’s men allait profondément marquer l’art de raconter une histoire vraie au cinéma en bouleversant de manière significative les lois classiques de la structure scénaristique. Pour cette contribution, William Goldman remporta l’oscar du meilleur scénario adapté tandis qu’Alan J. Pakula, nominé comme meilleur réalisateur, insuffla au film une grande crédibilité en exploitant notamment la profondeur de champ  et un montage serré qui donne à l’ensemble une impression de rythme haletant même si, en définitive, il n’y a aucune scène d’action et que les personnages sont le plus souvent statiques. Notons que des scénaristes comme Aaron Sorkin doivent beaucoup à cette approche novatrice.
 
Le film raconte l’enquête menée les journalistes Bob Woodward et Carl Bernstein, du Washington Post, à propos d’une entrée par infraction à l’hôtel Watergate, plus précisément dans les bureaux du parti démocrate, qui conduira ultimement à la démission du président  Richard Nixon.
Dans le making of, William Goldman révèle que la difficulté majeure, en adaptant le livre de Woodward & Bernstein, provenait de l’immense couverture médiatement entourant les évènements. En effet, à la sortie du film en 1976,  le scandale est encore frais dans les mémoires et la majorité des spectateurs connaissent déjà les grandes lignes de l’histoire. Non seulement il ne sera pas facile de les surprendre mais de plus, toute entorse au réalisme risque d’être fatale à la production. Il fallait donc miser sur les aspects moins connus de l’affaire et c'est pourquoi Goldman bâtit son intrigue autour du métier de journaliste, s’intéressant moins aux informations qu’à la manière des les obtenir. Une grande partie du film se déroule donc dans la salle de rédaction du Washington Post (reconstitué en studio) et la cueillette d’informations se fait au téléphone ou par l’intermédiaire de collègues.
 
Jusque là, les journalistes au cinéma nous étaient présentés comme des gens d’action, toujours sur la brèche ou en filature, poursuivant leur proie à l’aide d’un micro ou d’une caméra et s’ils recevaient un appel, c’était pour détaler aussitôt vers le lieu de l’évènement. Rarement avait-on vu tout un pan de l’enquête se résoudre au téléphone. C’est pourtant l’optique qu’adopte Goldman, élaborant des scènes complexes avec pour seuls artifices : un téléphone, des bouts de papiers et quelques interventions bien placées.
L’une des scènes les plus représentatives de ce procédé  met en scène Bob Woodward (Robert Redford) qui, ayant appris que l’un des types arrêtés au Watergate est un ex-agent de la CIA, passe quelques coups de fil et voilà que ses interculuteurs mentionnent de noms que le journaliste n'a jamais entendu. Il les note aussitôt et, entre deux appels, un collègue lui révèle que l'un d'eux est membre du comité de réélection du président tandis que l'autre est conseiller juridique à la Maison-Blanche. Dès lors, ce n’est plus les conversations téléphoniques qui ont de l’importance autant que les bouts de papiers avec lesquels Woodward fait des liens.


En sommes, les trois appels forment comme un arc dramatique où l’information est révélée, puis transcrite et enfin décryptée, le tout modulé par l’interprétation de Robert Redford dont la gestuelle nerveuse contraste avec sa voix calme au téléphone. Loin de miser sur le dialogue, la scène est à la fois visuelle et dynamique grâce aux bouts de papiers et à l’intervention de collègues. En morcelant l’information sur différents supports (interlocuteurs, papiers, collègue) Goldman fait rebondir les indices et nous force à les suivre comme s'il s'agissait d'une intrigue policière, bien que l’action reste confinée au pupitre de Woodward. 
Tout le premier acte est consacré à cette cueillette d’informations indirectes, les journalistes allant jusqu’à éplucher les emprunts de livre d'un de leurs suspects à la Bibliothèque du Congrès. Ce n’est pas tant l’information qui nous intéresse ici que la manière dont les journalistes travaillent : d’un simple appel passé à la bibliothèque du congrès, Bernstein découvre que le type en question empruntait des livres en lien avec l'affaire puis la bibliothécaire revient sur sa déclaration après avoir parlé à son supérieur, mensonge recoupé par Woodward qui obtient une réponse  alambiquée dudit supérieur, ce qui les mènent à la Bibliothèque du Congrès où ils élaborent un subterfuge pour mettre la main sur les fiches d’emprunts.   Les lectures du suspect n’ont guère d’intérêt en vérité puisque la scène est bâtie comme une chasse aux trésors : 1) Bernstein découvre l’info 2) Woodward en confirme l’authenticité et 3)  les  deux partent à l’assaut du Congrès où ils doivent convaincre un employé naïf de leur confier les fiches. Les noms et même les faits sont relativement secondaires.  Pour employer l’expression consacrée par Hitchcock, les fiches d’emprunts ne sont qu’un MacGuffin. C’est la démarche des journalistes qui est importante.

En outre, la tension est assurée de deux manières :  d’une part avec les interventions ponctuelles du rédacteur en chef (Jack Warden) et du directeur (Jason Robards, oscar du meilleur second rôle masculin) qui décident de publier ou non les infos recueillies, ce qui permet non seulement de beaux duels d’acteur mais aussi de récapituler les faits et de remettre les choses dans leur contexte. D’autre part,  les révélations de Deep Troath (Hal Holbrook) s’avèrent primordiales pour l’enquête aussi bien que pour l’atmosphère du film. Ses 3 apparitions marquent en effet un tournant dans le récit et instaurent un climat de paranoïa qui fera date dans l’histoire du cinéma.  Ces rencontres avec Woodward,  qui ont lieu dans un obscur stationnement sous-terrain, devinrent non seulement des scènes d’anthologie, elles structurent également tout le suspense.
Sa première apparition (où il conseille à Woodward de suivre l’argent) met un terme à la cueillette d’informations indirectes et force les journalistes à entreprendre un véritable travail de terrain. Grâce à la liste des membres du comité de réélection du président (obtenue en forçant la main d’un collègue au journal qui avait eu une liaison avec l’un des membres) nos deux compères se lancent sur les traces de témoins impliqués dans l’affaire. 

Alors que dans le premier acte, les ressorts dramatiques étaient basés sur la surprise, l’information est connue mais doit confirmer par la bouche d'un témoin.  Bien entendu, ceux-ci ont peur des représailles et les journalistes doivent secourir à la ruse pour leur soutirer des renseignements. C’est ainsi qu’on les verra mettre au point une stratégie qui consiste à s’obstiner devant le suspect pour ensuite observer sa réaction lorsque des faits (non confirmés) sont mentionnés. L’un de ces témoignages vaudra à l’actrice Jane Alexander une nomination pour l’oscar du meilleur second rôle féminin. Elle y incarne Juddy Hoback, la comptable du comité, qui a peur de parler et qui, de fait, parle très peu, se contentant de réagir au propos.  La tension dramatique repose donc sur l’anticipation, les journalistes essayant d’établir un lien de confiance avec elle, alternant minauderie, questions directes et indirectes dans l’espoir d’obtenir une confirmation.

Il faut se rappeler que le scandale du Watergate est un complot politique sans meurtre ni victime.  Il n’y avait pas matière à élaborer un drame humain, personne n’ayant été blessée ni même lésée dans cette affaire (sinon le peuple américain). Il fallait néanmoins créer une tension dramatique dans la dernière partie du film pour frapper l’imaginaire du spectateur. Si le livre de Woodward et Bernstein se termine par la démission du président, William Goldman choisi plutôt de conclure son récit au milieu de l’histoire en orientant les faits d’une manière telle qu’un évènement perturbateur (qui d’ordinaire aurait été un élément déclencheur)  servent de climax final, voire même de happy end.

Au lieu de progresser dans l’enquête, le dernier acte montre nos deux journalistes faire des bourdes et se fourvoyer, de sorte que le journal doit même publier un démenti.  En parallèle, Deep Troath leur annonce que leur vie est en danger et un climat de paranoïa s’installe à mesure que l’enquête patauge. Ils n’ont pas de preuves solides, que des soupçons.  Or, le spectateur connait déjà la fin de l’histoire et la démission de Nixon ne saurait constituer un punch final. Par contre, il devient intéressant de découvrir quelle preuve ultime a fait pencher la balance. 
 
Alert spolier…


Cette preuve nous est fournie par la présence de micros cachées dans l'appartement de Woodward, confirmant du même coup l’implication des services secrets américains. Cette découverte, bien qu'elle ne génère aucune tension véritable, s'avère être néanmoins un élément-clé qui donne raison aux journalistes. Le coup de maître de Goldman fut de nous présenter les faits d'une manière telle que l'atteinte à la vie privée des journalistes (et de la démocratie) marque le tournant décisif.  Cette finale s’avère très satisfaisante pour le spectateur puisque nous pouvons (plus que jamais) nous identifier à ces deux journalistes.  La dernière scène du film  nous montre un téléviseur diffusant la réélection de Nixon tandis qu’en arrière-plan, nos deux journalistes écrivent leurs articles.
 
Tout en respectant les critères du cinéma populaire, William Goldman transcendait la recette hollywoodienne en basant son suspense sur des procédures. Ce n’est plus les revirements de situation qui crée l’ambiance mais plutôt la valeur donnée à chaque information.  Ce faisant, il ouvrait à la voie à une nouvelle manière d’aborder des sujets à la fois complexes et pertinents au cinéma sans avoir recours aux artifices habituels. Des films comme J.F.K, The Zodiac, Nixon/Frost, The social network et Lincoln n’auraient pas vu le jour sans sa contribution. S'il est généralement admis au cinéma que l'image prime sur le dialogue, il n'en reste pas moins que de nombreux sujets et faits historiques ne pourraient être traités sans recourir au langage. Il est heureux que le cinéma serve aussi à défendre des idées.



  

samedi 4 avril 2015

Margin Call

En finance, un appel de marge représente la liquidité nécessaire dont une entreprise a besoin pour continuer à effectuer des transactions sur le marché boursier, sa marge de manœuvre en somme. Avec ce premier long-métrage, J.C. Chandor prend pour cible la crise économique de 2008 et nous offre, non pas tant une critique de Wall Street qu’une réflexion détournée sur le monde du travail. Certes, il met en scène des requins de la finance qui ne pensent qu’à l’argent, mais ce sont avant tout des salariés qui cherchent à garder leur emploi. Loin de miser sur l’aspect glamour du milieu, Chandor dresse un portrait du prédateur à échelle humaine : sa conscience, sa morale, ses choix et leurs conséquences. Margin Call est une fable morale qui tente de comprendre pourquoi le grand méchant loup est obligé de manger le petit chaperon rouge.

En 2008, après qu’un jeune analyste eut découvert que le marché est sur le point de s’effondrer, les dirigeants d’une firme d’investissement se réunissent pour décider de ce qu’ils feront de leurs actifs toxiques.

Il ne faut pas être féru d’économie pour apprécier Margin Call, le film évite tout jargon financier pour s’intéresser à la hiérarchie au sein de la meute : Qui sera sacrifié et à quel prix ?  Car des têtes devront tombées afin que l’entreprise puisse continuer à prospérer et même si tous agissent par cupidité, on peut difficilement leur en vouloir tellement ils sont aliénés à leur boulot. Le sacrifice est donc le thème central de ce huit-clos envoûtant qui se déroule, le temps d’une nuit, dans une tour à bureaux à Wall Street. 

D’emblée, le film débute par un licenciement massif où la moitié du personnel est remercié.  Parmi eux se trouve le gestionnaire du Risk Eric Dale (Stanley Tucci) qui est sur le point le faire une découverte majeure. Cet homme a consacré sa vie à la firme et on comprendra par la suite qu’il a été congédié parce qu'il criait au loup (sic!), la firme ne tolérant pas qu’on minimise les profits par excès de prudence.   Telles sont les règles du jeu et elles ne changeront pas uniquement parce que le marché est en péril, bien contraire : la stratégie du PDG John Tuld (Jeremy Irons) consiste à revendre les actifs toxiques à leurs propres clients et cela, le plus vite possible. Pour y parvenir, il a besoin de la complicité de tous. C’est un hit&run, en sommes,  où la réputation de chacun sera entachée à jamais et néanmoins, la firme compte s’en sortir en forçant quelques dirigeants à porter le chapeau. Le film relate donc ces négociations où chacun vend son âme au diable.   

Contrairement aux autres films à propos de Wall Street, celui-ci ne décrit pas l’ascension puis la chute des protagonistes, mais s’interroge plutôt sur les motifs qui contraignent ceux-ci à perdre tout sens commun. Leur éthique est ailleurs, dans cette manière un peu grossière de s’assumer tels qu’ils sont, cherchant rédemption dans une franchise de bon aloi. Ce sont des employés dévoués qui se conforment essentiellement à leur définition de tâches. La plupart d’entre eux ont travaillé du matin jusqu’au soir pour cette firme pendant 10, 20, 30 ans et s’efforcent de performer toujours davantage. Leurs répliques froides et salement égoïstes au début du film prennent une conation différente à mesure que le récit progresse. Si, durant la purge, on trouve inhumaine l’attitude du chef d’équipe Sam Rogers (Kevin Spacey) qui s’inquiète davantage pour son chien malade que ses employés, on découvre vite pourquoi : d’une part, les licenciements sont cycliques dans l’entreprise, d’où l’importance de ne pas se laisser affecter et d’autre part,  ce chien est tout ce qui reste de son mariage et de sa vie privée.

À bien des égards, l’histoire de Margin Call aurait pu se dérouler dans une petite PME de banlieue, plaçant ainsi le spectateur devant un miroir difficile à contempler, ce que firent les frères Dardenne avec Deux jours une nuit,  mais le propos de J.C. Chandor est ailleurs. En prenant pour cible des financiers, il s’éloigne du pamphlet social et pointe du doigt les rouages du système, ce détachement émotif qu’impose le professionnalisme. Le seul péché de ces ambitieux est de vivre pour leur travail. La firme, après tout, ne leur demande rien de plus que d'être raisonnable... 



Le cœur du récit concerne d’ailleurs les hésitations du chef d’équipe qui, pour la première fois, répugne à obéir aux ordres. Le PDG est conscient que lui seul pourra motiver ses troupes à faire ce qu’on attend d'eux, à savoir escroquer et même ruiner leurs clients pour assurer la survie de l’entreprise. Quand Tuld  lui demande s’il pourra compter sur lui, Sam louvoie en affirmant que la firme a toujours pu compter sur lui, ce qui est une réponse ambiguë aux vues des circonstances. C’est seulement lorsque le PDG lui tend un bout de papier sur lequel est griffonnée une certaine somme que son directeur accepte. Tous les personnages sont motivés par l’argent parce qu’en réalité, plus rien d’autres n’a d’importance. L’ambition a étouffé progressivement tous les aspects de leur vie et lorsqu'on exige de leur part un ultime sacrifice, ils ne peuvent que dire oui.  « On n’a jamais le choix», affirment les personnages de Stanley Tucci et Demi Moore, tout deux endettés jusqu’au cou.



Le schéma narratif de Margin Call ne mise pas sur l’évolution psychologique des personnages (comme c’est souvent le cas dans ce genre d’histoire), mais bien sur le dévoilement progressif de leur condition humaine, chacun d’eux se pliant docilement aux directives malgré leur discours plein d’arrogance. Ils ont tous la tête sur le billot et même si leur salaire se chiffre en millions, ils n’ont pas les moyens de refuser une telle offre car leur train de vie est exigeant, une réalité qui ressemble fort à celle que vivent monsieur & madame tout le monde. 

Ironiquement, c’est peut-être l’absence de courbe psychologique qui confère au film toute son atmosphère,  cette incapacité de se révolter face à une situation qui pourtant brisera leur avenir. Un caricaturiste les dépeindrait comme de simples pantins mais Chandor préfère nous présenter leur servitude comme un choix, ou plutôt la suite logique d’une multitude de décisions qui les empêchent désormais d’agir autrement. En ce sens, il y a une scène significative où Eric Dale, le gestionnaire du Risk qui vient d'être licencié, raconte qu’avant de travailler pour la firme il avait conçu un pont et, dans un élan de nostalgie, se met à vanter l’utilité de ce pont en fonction du kilométrage sauvé par jour, par semaine, par mois et par année, multipliant les calculs de tête pour justifier son point mais démontrant du même coup son incapacité à voir le monde au-delà des chiffres, ce à quoi son collègue lui répond que parfois les gens préfèrent prendre le chemin le plus long juste pour s’éviter de rentrer trop tôt à la maison. Cette scène résume tout le propos du film.



Outre sa définition boursière, Margin Call (titre en anglais) fait référence bien sûr à la limite à ne pas franchir, cap que tous les personnages de l’histoire ont dépassé depuis longtemps, de sorte que leur Marge de manœuvre (titre en français) est réduite au minimum. Après avoir accompli leur sale besogne, ils n’auront plus ni réputation, ni avenir et la scène finale (que je vous laisse découvrir si vous ne l’avez pas vu) est hautement symbolique à ce niveau. 

Si tout le charme du film repose sur la dichotomie entre le discours des personnages et leur situation réelle, le propos n’en demeure pas moins dérangeant dans la mesure où J.C. Chandor fait un parallèle évident entre la mentalité du trader et celle de l’employé lambda contraint lui aussi de se pincer le nez au nom du professionnalisme. Dans le contexte d’Austérité qui sévit actuellement au Québec, tandis que le gouvernement met l’économie au-dessus de toutes autres considérations,  des films comme Margin Call nous rappellent que ces priorités servent d'abord une idéologie qui, plus souvent qu’autrement, se soucie peu du bien commun.