En finance, un appel de marge
représente la liquidité nécessaire dont une entreprise a besoin pour continuer à
effectuer des transactions sur le marché boursier, sa marge de manœuvre en
somme. Avec ce premier long-métrage, J.C. Chandor prend pour cible la crise
économique de 2008 et nous offre, non pas tant une critique de Wall Street qu’une
réflexion détournée sur le monde du travail. Certes, il met en scène des requins
de la finance qui ne pensent qu’à l’argent, mais ce sont avant tout des
salariés qui cherchent à garder leur emploi. Loin de miser sur l’aspect
glamour du milieu, Chandor dresse un portrait du prédateur à échelle humaine : sa
conscience, sa morale, ses choix et leurs conséquences. Margin Call est une fable morale qui tente de comprendre pourquoi
le grand méchant loup est obligé de manger le petit chaperon rouge.
En 2008, après qu’un jeune
analyste eut découvert que le marché est sur le point de s’effondrer, les
dirigeants d’une firme d’investissement se réunissent pour décider de ce qu’ils
feront de leurs actifs toxiques.
Il ne faut pas être féru d’économie
pour apprécier Margin Call, le film évite
tout jargon financier pour s’intéresser à la hiérarchie au sein de la meute :
Qui sera sacrifié et à quel prix ? Car
des têtes devront tombées afin que l’entreprise puisse continuer à prospérer et
même si tous agissent par cupidité, on peut difficilement leur en vouloir
tellement ils sont aliénés à leur boulot. Le sacrifice est donc le thème central de
ce huit-clos envoûtant qui se déroule, le temps d’une nuit, dans une tour à
bureaux à Wall Street.
D’emblée, le film
débute par un licenciement massif où la moitié du personnel est remercié. Parmi eux se trouve le gestionnaire du Risk Eric Dale (Stanley
Tucci) qui est sur le point le faire une découverte majeure. Cet homme a
consacré sa vie à la firme et on comprendra par la suite qu’il a été congédié
parce qu'il criait au loup (sic!), la firme ne tolérant pas qu’on minimise les profits par excès de prudence. Telles
sont les règles du jeu et elles ne changeront pas uniquement parce que le
marché est en péril, bien contraire : la stratégie du
PDG John Tuld (Jeremy Irons) consiste à revendre les actifs toxiques à leurs propres clients et cela,
le plus vite possible. Pour y parvenir, il a besoin de la complicité de tous.
C’est un hit&run, en sommes, où la réputation de chacun sera entachée à
jamais et néanmoins, la firme compte s’en sortir en forçant quelques
dirigeants à porter le chapeau. Le film relate donc ces négociations où chacun vend son âme au diable.
Contrairement aux autres films à
propos de Wall Street, celui-ci ne décrit pas l’ascension puis la chute des
protagonistes, mais s’interroge plutôt sur les motifs qui contraignent ceux-ci à
perdre tout sens commun. Leur éthique est ailleurs, dans cette manière un peu
grossière de s’assumer tels qu’ils sont, cherchant rédemption dans une
franchise de bon aloi. Ce sont des employés dévoués qui se conforment essentiellement
à leur définition de tâches. La plupart d’entre eux ont travaillé du matin
jusqu’au soir pour cette firme pendant 10, 20, 30 ans et s’efforcent de
performer toujours davantage. Leurs répliques froides et salement égoïstes au
début du film prennent une conation différente à mesure que le récit progresse.
Si, durant la purge, on trouve inhumaine l’attitude du chef d’équipe Sam Rogers (Kevin
Spacey) qui s’inquiète davantage pour son chien malade que ses employés, on
découvre vite pourquoi : d’une part, les licenciements sont cycliques dans
l’entreprise, d’où l’importance de ne pas se laisser affecter et d’autre part, ce chien est tout ce qui reste de son mariage
et de sa vie privée.
À bien des égards, l’histoire de Margin Call aurait pu se dérouler dans
une petite PME de banlieue, plaçant ainsi le spectateur devant un miroir difficile à contempler, ce que firent les frères Dardenne avec Deux jours une nuit, mais le propos de J.C. Chandor est ailleurs. En
prenant pour cible des financiers, il s’éloigne du pamphlet social et pointe du
doigt les rouages du système, ce détachement émotif qu’impose le professionnalisme.
Le seul péché de ces ambitieux est de vivre pour leur travail. La firme, après tout, ne leur demande rien de plus que d'être raisonnable...
Le cœur du récit concerne d’ailleurs
les hésitations du chef d’équipe qui, pour la première fois, répugne à obéir
aux ordres. Le PDG est conscient que lui seul pourra motiver ses troupes à
faire ce qu’on attend d'eux, à savoir escroquer et même ruiner leurs clients
pour assurer la survie de l’entreprise. Quand Tuld lui demande s’il pourra compter sur lui, Sam louvoie en affirmant que la firme a toujours pu compter sur lui, ce
qui est une réponse ambiguë aux vues des circonstances. C’est seulement lorsque le PDG
lui tend un bout de papier sur lequel est griffonnée une certaine somme que son directeur accepte. Tous les personnages sont motivés par l’argent parce qu’en
réalité, plus rien d’autres n’a d’importance. L’ambition a étouffé
progressivement tous les aspects de leur vie et lorsqu'on exige de leur part un ultime sacrifice, ils ne peuvent que dire oui. « On
n’a jamais le choix», affirment les personnages de Stanley Tucci et Demi
Moore, tout deux endettés jusqu’au cou.
Le schéma narratif de Margin Call ne mise pas sur l’évolution
psychologique des personnages (comme c’est souvent le cas dans ce genre
d’histoire), mais bien sur le dévoilement progressif de leur condition humaine,
chacun d’eux se pliant docilement aux directives malgré leur discours plein
d’arrogance. Ils ont tous la tête sur le billot et même si leur salaire se chiffre en millions, ils n’ont pas les
moyens de refuser une telle offre car leur train de vie est exigeant, une
réalité qui ressemble fort à celle que vivent monsieur & madame tout le
monde.
Ironiquement, c’est peut-être
l’absence de courbe psychologique qui confère au film toute son
atmosphère, cette incapacité de se
révolter face à une situation qui pourtant brisera leur avenir. Un caricaturiste les dépeindrait comme de simples pantins mais
Chandor préfère nous présenter leur servitude comme un choix, ou plutôt la suite
logique d’une multitude de décisions qui les empêchent désormais d’agir
autrement. En ce sens, il y a une scène significative où Eric Dale, le gestionnaire du
Risk qui vient d'être licencié, raconte qu’avant de travailler pour la firme il
avait conçu un pont et, dans un élan de nostalgie, se met à vanter l’utilité de
ce pont en fonction du kilométrage sauvé par jour, par semaine, par mois et par
année, multipliant les calculs de tête pour justifier son point mais démontrant
du même coup son incapacité à voir le monde au-delà des chiffres, ce à quoi son
collègue lui répond que parfois les gens préfèrent prendre le chemin le plus
long juste pour s’éviter de rentrer trop tôt à la maison. Cette scène résume
tout le propos du film.
Outre sa définition boursière, Margin Call (titre en anglais) fait
référence bien sûr à la limite à ne pas franchir, cap que tous les personnages
de l’histoire ont dépassé depuis longtemps, de sorte que leur Marge de manœuvre (titre en français)
est réduite au minimum. Après avoir accompli leur sale besogne, ils n’auront
plus ni réputation, ni avenir et la scène finale (que je vous laisse découvrir
si vous ne l’avez pas vu) est hautement symbolique à ce niveau.
Si tout le charme du film repose
sur la dichotomie entre le discours des personnages et leur situation réelle,
le propos n’en demeure pas moins dérangeant dans la mesure où J.C. Chandor fait
un parallèle évident entre la mentalité du trader et celle de l’employé lambda contraint lui aussi de se pincer le nez au nom du professionnalisme. Dans le contexte d’Austérité qui
sévit actuellement au Québec, tandis que le gouvernement met l’économie
au-dessus de toutes autres considérations, des films comme Margin Call nous rappellent que ces priorités servent d'abord une idéologie
qui, plus souvent qu’autrement, se soucie peu du bien commun.
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