samedi 24 octobre 2015

Fordidden Room


Il y a des films dont il faut parler parce qu’ils stimulent une partie rarement sollicitée de notre cerveau : les électrons libres, cette zone grise qui se fiche éperdument des règles et n’accorde d’importance qu’à la sensibilité des choses. Des réalisateurs comme David Lynch y arrivent parfois, notamment avec Mulholland  Drive ou encore Bertrand Blier avec Merci la vie, mais les réussites dans ce domaine sont rares. Désormais, il faut compter sur un nouveau classique du genre : Forbidden Room de Guy Maddin, tourné à Montréal avec une distribution internationale mais dominée par des acteurs bien de chez nous.

Raconter l’histoire relève de la contorsion : D’une capsule explicative sur l’art de prendre son bain, nous passons dans un sous-marin coincé au fond des mers où débarque par hasard un coureur des bois venu raconter à l’équipage une histoire extraordinaire. S’en suit alors un feu roulant d’intrigues sans queue ni tête, allant d’une grotte mythique à un bar miteux de Marrakech en passant par le bloc opératoire d’un savant fou jusqu’aux souvenirs d’un enfant à moustache, une vingtaine de délires enchevêtrés nous sont ainsi livrés avec pour leitmotiv la mise à mal des grands thèmes freudiens, le tout présenté à la manière des vieux films perdus des années 20 et 30.

C’est l’humour, le rythme et la musique qui tiennent ensemble ce bouquet de folles aventures qui semblent imprégnées sur la pellicule surexposée d’une vieille bobine de films maudits.  Les cinéphiles s’amuseront à comptabiliser les clins d’œil au cinéma d’autrefois alors que défile sur l’écran un mélodrame échevelé et multiple qui nous est raconté essentiellement avec des intertitres.

À cette montagne russe d’expériences sensorielles se joint une distribution de calibre internationale comprenant Charlotte Rampling, Geraldine Chaplin et Mathieu Amalric et qui donnent la réplique à Roy Dupuis, Karine Vanasse  et Caroline Dhavernas. Nommer tous les acteurs connus qui font une apparition dans Fordiden room tient de la prouesse.

Si les films expérimentaux de ce type sont nombreux à jalonner nos écrans bon an mal an, rares sont ceux qui parviennent à soutenir notre intérêt  jusqu’à la fin. Guy Maddin et son équipe ne perdent jamais de vue le coté absurde de leur entreprise et sollicitent en permanence notre sens de l’humour.  Même si on ne rit jamais à gorge déployée, les cinéphiles pourvus d’une certaine culture générale ne pourront que sourire tout au long de la projection tant les références sont nombreuses et le traitement audacieux.

Une œuvre hors-norme destinée aux curieux, certes, mais capable de ravir quiconque aime le cinéma.         

dimanche 12 avril 2015

All the president's men


Film emblématique des années 70, All the president’s men allait profondément marquer l’art de raconter une histoire vraie au cinéma en bouleversant de manière significative les lois classiques de la structure scénaristique. Pour cette contribution, William Goldman remporta l’oscar du meilleur scénario adapté tandis qu’Alan J. Pakula, nominé comme meilleur réalisateur, insuffla au film une grande crédibilité en exploitant notamment la profondeur de champ  et un montage serré qui donne à l’ensemble une impression de rythme haletant même si, en définitive, il n’y a aucune scène d’action et que les personnages sont le plus souvent statiques. Notons que des scénaristes comme Aaron Sorkin doivent beaucoup à cette approche novatrice.
 
Le film raconte l’enquête menée les journalistes Bob Woodward et Carl Bernstein, du Washington Post, à propos d’une entrée par infraction à l’hôtel Watergate, plus précisément dans les bureaux du parti démocrate, qui conduira ultimement à la démission du président  Richard Nixon.
Dans le making of, William Goldman révèle que la difficulté majeure, en adaptant le livre de Woodward & Bernstein, provenait de l’immense couverture médiatement entourant les évènements. En effet, à la sortie du film en 1976,  le scandale est encore frais dans les mémoires et la majorité des spectateurs connaissent déjà les grandes lignes de l’histoire. Non seulement il ne sera pas facile de les surprendre mais de plus, toute entorse au réalisme risque d’être fatale à la production. Il fallait donc miser sur les aspects moins connus de l’affaire et c'est pourquoi Goldman bâtit son intrigue autour du métier de journaliste, s’intéressant moins aux informations qu’à la manière des les obtenir. Une grande partie du film se déroule donc dans la salle de rédaction du Washington Post (reconstitué en studio) et la cueillette d’informations se fait au téléphone ou par l’intermédiaire de collègues.
 
Jusque là, les journalistes au cinéma nous étaient présentés comme des gens d’action, toujours sur la brèche ou en filature, poursuivant leur proie à l’aide d’un micro ou d’une caméra et s’ils recevaient un appel, c’était pour détaler aussitôt vers le lieu de l’évènement. Rarement avait-on vu tout un pan de l’enquête se résoudre au téléphone. C’est pourtant l’optique qu’adopte Goldman, élaborant des scènes complexes avec pour seuls artifices : un téléphone, des bouts de papiers et quelques interventions bien placées.
L’une des scènes les plus représentatives de ce procédé  met en scène Bob Woodward (Robert Redford) qui, ayant appris que l’un des types arrêtés au Watergate est un ex-agent de la CIA, passe quelques coups de fil et voilà que ses interculuteurs mentionnent de noms que le journaliste n'a jamais entendu. Il les note aussitôt et, entre deux appels, un collègue lui révèle que l'un d'eux est membre du comité de réélection du président tandis que l'autre est conseiller juridique à la Maison-Blanche. Dès lors, ce n’est plus les conversations téléphoniques qui ont de l’importance autant que les bouts de papiers avec lesquels Woodward fait des liens.


En sommes, les trois appels forment comme un arc dramatique où l’information est révélée, puis transcrite et enfin décryptée, le tout modulé par l’interprétation de Robert Redford dont la gestuelle nerveuse contraste avec sa voix calme au téléphone. Loin de miser sur le dialogue, la scène est à la fois visuelle et dynamique grâce aux bouts de papiers et à l’intervention de collègues. En morcelant l’information sur différents supports (interlocuteurs, papiers, collègue) Goldman fait rebondir les indices et nous force à les suivre comme s'il s'agissait d'une intrigue policière, bien que l’action reste confinée au pupitre de Woodward. 
Tout le premier acte est consacré à cette cueillette d’informations indirectes, les journalistes allant jusqu’à éplucher les emprunts de livre d'un de leurs suspects à la Bibliothèque du Congrès. Ce n’est pas tant l’information qui nous intéresse ici que la manière dont les journalistes travaillent : d’un simple appel passé à la bibliothèque du congrès, Bernstein découvre que le type en question empruntait des livres en lien avec l'affaire puis la bibliothécaire revient sur sa déclaration après avoir parlé à son supérieur, mensonge recoupé par Woodward qui obtient une réponse  alambiquée dudit supérieur, ce qui les mènent à la Bibliothèque du Congrès où ils élaborent un subterfuge pour mettre la main sur les fiches d’emprunts.   Les lectures du suspect n’ont guère d’intérêt en vérité puisque la scène est bâtie comme une chasse aux trésors : 1) Bernstein découvre l’info 2) Woodward en confirme l’authenticité et 3)  les  deux partent à l’assaut du Congrès où ils doivent convaincre un employé naïf de leur confier les fiches. Les noms et même les faits sont relativement secondaires.  Pour employer l’expression consacrée par Hitchcock, les fiches d’emprunts ne sont qu’un MacGuffin. C’est la démarche des journalistes qui est importante.

En outre, la tension est assurée de deux manières :  d’une part avec les interventions ponctuelles du rédacteur en chef (Jack Warden) et du directeur (Jason Robards, oscar du meilleur second rôle masculin) qui décident de publier ou non les infos recueillies, ce qui permet non seulement de beaux duels d’acteur mais aussi de récapituler les faits et de remettre les choses dans leur contexte. D’autre part,  les révélations de Deep Troath (Hal Holbrook) s’avèrent primordiales pour l’enquête aussi bien que pour l’atmosphère du film. Ses 3 apparitions marquent en effet un tournant dans le récit et instaurent un climat de paranoïa qui fera date dans l’histoire du cinéma.  Ces rencontres avec Woodward,  qui ont lieu dans un obscur stationnement sous-terrain, devinrent non seulement des scènes d’anthologie, elles structurent également tout le suspense.
Sa première apparition (où il conseille à Woodward de suivre l’argent) met un terme à la cueillette d’informations indirectes et force les journalistes à entreprendre un véritable travail de terrain. Grâce à la liste des membres du comité de réélection du président (obtenue en forçant la main d’un collègue au journal qui avait eu une liaison avec l’un des membres) nos deux compères se lancent sur les traces de témoins impliqués dans l’affaire. 

Alors que dans le premier acte, les ressorts dramatiques étaient basés sur la surprise, l’information est connue mais doit confirmer par la bouche d'un témoin.  Bien entendu, ceux-ci ont peur des représailles et les journalistes doivent secourir à la ruse pour leur soutirer des renseignements. C’est ainsi qu’on les verra mettre au point une stratégie qui consiste à s’obstiner devant le suspect pour ensuite observer sa réaction lorsque des faits (non confirmés) sont mentionnés. L’un de ces témoignages vaudra à l’actrice Jane Alexander une nomination pour l’oscar du meilleur second rôle féminin. Elle y incarne Juddy Hoback, la comptable du comité, qui a peur de parler et qui, de fait, parle très peu, se contentant de réagir au propos.  La tension dramatique repose donc sur l’anticipation, les journalistes essayant d’établir un lien de confiance avec elle, alternant minauderie, questions directes et indirectes dans l’espoir d’obtenir une confirmation.

Il faut se rappeler que le scandale du Watergate est un complot politique sans meurtre ni victime.  Il n’y avait pas matière à élaborer un drame humain, personne n’ayant été blessée ni même lésée dans cette affaire (sinon le peuple américain). Il fallait néanmoins créer une tension dramatique dans la dernière partie du film pour frapper l’imaginaire du spectateur. Si le livre de Woodward et Bernstein se termine par la démission du président, William Goldman choisi plutôt de conclure son récit au milieu de l’histoire en orientant les faits d’une manière telle qu’un évènement perturbateur (qui d’ordinaire aurait été un élément déclencheur)  servent de climax final, voire même de happy end.

Au lieu de progresser dans l’enquête, le dernier acte montre nos deux journalistes faire des bourdes et se fourvoyer, de sorte que le journal doit même publier un démenti.  En parallèle, Deep Troath leur annonce que leur vie est en danger et un climat de paranoïa s’installe à mesure que l’enquête patauge. Ils n’ont pas de preuves solides, que des soupçons.  Or, le spectateur connait déjà la fin de l’histoire et la démission de Nixon ne saurait constituer un punch final. Par contre, il devient intéressant de découvrir quelle preuve ultime a fait pencher la balance. 
 
Alert spolier…


Cette preuve nous est fournie par la présence de micros cachées dans l'appartement de Woodward, confirmant du même coup l’implication des services secrets américains. Cette découverte, bien qu'elle ne génère aucune tension véritable, s'avère être néanmoins un élément-clé qui donne raison aux journalistes. Le coup de maître de Goldman fut de nous présenter les faits d'une manière telle que l'atteinte à la vie privée des journalistes (et de la démocratie) marque le tournant décisif.  Cette finale s’avère très satisfaisante pour le spectateur puisque nous pouvons (plus que jamais) nous identifier à ces deux journalistes.  La dernière scène du film  nous montre un téléviseur diffusant la réélection de Nixon tandis qu’en arrière-plan, nos deux journalistes écrivent leurs articles.
 
Tout en respectant les critères du cinéma populaire, William Goldman transcendait la recette hollywoodienne en basant son suspense sur des procédures. Ce n’est plus les revirements de situation qui crée l’ambiance mais plutôt la valeur donnée à chaque information.  Ce faisant, il ouvrait à la voie à une nouvelle manière d’aborder des sujets à la fois complexes et pertinents au cinéma sans avoir recours aux artifices habituels. Des films comme J.F.K, The Zodiac, Nixon/Frost, The social network et Lincoln n’auraient pas vu le jour sans sa contribution. S'il est généralement admis au cinéma que l'image prime sur le dialogue, il n'en reste pas moins que de nombreux sujets et faits historiques ne pourraient être traités sans recourir au langage. Il est heureux que le cinéma serve aussi à défendre des idées.



  

samedi 4 avril 2015

Margin Call

En finance, un appel de marge représente la liquidité nécessaire dont une entreprise a besoin pour continuer à effectuer des transactions sur le marché boursier, sa marge de manœuvre en somme. Avec ce premier long-métrage, J.C. Chandor prend pour cible la crise économique de 2008 et nous offre, non pas tant une critique de Wall Street qu’une réflexion détournée sur le monde du travail. Certes, il met en scène des requins de la finance qui ne pensent qu’à l’argent, mais ce sont avant tout des salariés qui cherchent à garder leur emploi. Loin de miser sur l’aspect glamour du milieu, Chandor dresse un portrait du prédateur à échelle humaine : sa conscience, sa morale, ses choix et leurs conséquences. Margin Call est une fable morale qui tente de comprendre pourquoi le grand méchant loup est obligé de manger le petit chaperon rouge.

En 2008, après qu’un jeune analyste eut découvert que le marché est sur le point de s’effondrer, les dirigeants d’une firme d’investissement se réunissent pour décider de ce qu’ils feront de leurs actifs toxiques.

Il ne faut pas être féru d’économie pour apprécier Margin Call, le film évite tout jargon financier pour s’intéresser à la hiérarchie au sein de la meute : Qui sera sacrifié et à quel prix ?  Car des têtes devront tombées afin que l’entreprise puisse continuer à prospérer et même si tous agissent par cupidité, on peut difficilement leur en vouloir tellement ils sont aliénés à leur boulot. Le sacrifice est donc le thème central de ce huit-clos envoûtant qui se déroule, le temps d’une nuit, dans une tour à bureaux à Wall Street. 

D’emblée, le film débute par un licenciement massif où la moitié du personnel est remercié.  Parmi eux se trouve le gestionnaire du Risk Eric Dale (Stanley Tucci) qui est sur le point le faire une découverte majeure. Cet homme a consacré sa vie à la firme et on comprendra par la suite qu’il a été congédié parce qu'il criait au loup (sic!), la firme ne tolérant pas qu’on minimise les profits par excès de prudence.   Telles sont les règles du jeu et elles ne changeront pas uniquement parce que le marché est en péril, bien contraire : la stratégie du PDG John Tuld (Jeremy Irons) consiste à revendre les actifs toxiques à leurs propres clients et cela, le plus vite possible. Pour y parvenir, il a besoin de la complicité de tous. C’est un hit&run, en sommes,  où la réputation de chacun sera entachée à jamais et néanmoins, la firme compte s’en sortir en forçant quelques dirigeants à porter le chapeau. Le film relate donc ces négociations où chacun vend son âme au diable.   

Contrairement aux autres films à propos de Wall Street, celui-ci ne décrit pas l’ascension puis la chute des protagonistes, mais s’interroge plutôt sur les motifs qui contraignent ceux-ci à perdre tout sens commun. Leur éthique est ailleurs, dans cette manière un peu grossière de s’assumer tels qu’ils sont, cherchant rédemption dans une franchise de bon aloi. Ce sont des employés dévoués qui se conforment essentiellement à leur définition de tâches. La plupart d’entre eux ont travaillé du matin jusqu’au soir pour cette firme pendant 10, 20, 30 ans et s’efforcent de performer toujours davantage. Leurs répliques froides et salement égoïstes au début du film prennent une conation différente à mesure que le récit progresse. Si, durant la purge, on trouve inhumaine l’attitude du chef d’équipe Sam Rogers (Kevin Spacey) qui s’inquiète davantage pour son chien malade que ses employés, on découvre vite pourquoi : d’une part, les licenciements sont cycliques dans l’entreprise, d’où l’importance de ne pas se laisser affecter et d’autre part,  ce chien est tout ce qui reste de son mariage et de sa vie privée.

À bien des égards, l’histoire de Margin Call aurait pu se dérouler dans une petite PME de banlieue, plaçant ainsi le spectateur devant un miroir difficile à contempler, ce que firent les frères Dardenne avec Deux jours une nuit,  mais le propos de J.C. Chandor est ailleurs. En prenant pour cible des financiers, il s’éloigne du pamphlet social et pointe du doigt les rouages du système, ce détachement émotif qu’impose le professionnalisme. Le seul péché de ces ambitieux est de vivre pour leur travail. La firme, après tout, ne leur demande rien de plus que d'être raisonnable... 



Le cœur du récit concerne d’ailleurs les hésitations du chef d’équipe qui, pour la première fois, répugne à obéir aux ordres. Le PDG est conscient que lui seul pourra motiver ses troupes à faire ce qu’on attend d'eux, à savoir escroquer et même ruiner leurs clients pour assurer la survie de l’entreprise. Quand Tuld  lui demande s’il pourra compter sur lui, Sam louvoie en affirmant que la firme a toujours pu compter sur lui, ce qui est une réponse ambiguë aux vues des circonstances. C’est seulement lorsque le PDG lui tend un bout de papier sur lequel est griffonnée une certaine somme que son directeur accepte. Tous les personnages sont motivés par l’argent parce qu’en réalité, plus rien d’autres n’a d’importance. L’ambition a étouffé progressivement tous les aspects de leur vie et lorsqu'on exige de leur part un ultime sacrifice, ils ne peuvent que dire oui.  « On n’a jamais le choix», affirment les personnages de Stanley Tucci et Demi Moore, tout deux endettés jusqu’au cou.



Le schéma narratif de Margin Call ne mise pas sur l’évolution psychologique des personnages (comme c’est souvent le cas dans ce genre d’histoire), mais bien sur le dévoilement progressif de leur condition humaine, chacun d’eux se pliant docilement aux directives malgré leur discours plein d’arrogance. Ils ont tous la tête sur le billot et même si leur salaire se chiffre en millions, ils n’ont pas les moyens de refuser une telle offre car leur train de vie est exigeant, une réalité qui ressemble fort à celle que vivent monsieur & madame tout le monde. 

Ironiquement, c’est peut-être l’absence de courbe psychologique qui confère au film toute son atmosphère,  cette incapacité de se révolter face à une situation qui pourtant brisera leur avenir. Un caricaturiste les dépeindrait comme de simples pantins mais Chandor préfère nous présenter leur servitude comme un choix, ou plutôt la suite logique d’une multitude de décisions qui les empêchent désormais d’agir autrement. En ce sens, il y a une scène significative où Eric Dale, le gestionnaire du Risk qui vient d'être licencié, raconte qu’avant de travailler pour la firme il avait conçu un pont et, dans un élan de nostalgie, se met à vanter l’utilité de ce pont en fonction du kilométrage sauvé par jour, par semaine, par mois et par année, multipliant les calculs de tête pour justifier son point mais démontrant du même coup son incapacité à voir le monde au-delà des chiffres, ce à quoi son collègue lui répond que parfois les gens préfèrent prendre le chemin le plus long juste pour s’éviter de rentrer trop tôt à la maison. Cette scène résume tout le propos du film.



Outre sa définition boursière, Margin Call (titre en anglais) fait référence bien sûr à la limite à ne pas franchir, cap que tous les personnages de l’histoire ont dépassé depuis longtemps, de sorte que leur Marge de manœuvre (titre en français) est réduite au minimum. Après avoir accompli leur sale besogne, ils n’auront plus ni réputation, ni avenir et la scène finale (que je vous laisse découvrir si vous ne l’avez pas vu) est hautement symbolique à ce niveau. 

Si tout le charme du film repose sur la dichotomie entre le discours des personnages et leur situation réelle, le propos n’en demeure pas moins dérangeant dans la mesure où J.C. Chandor fait un parallèle évident entre la mentalité du trader et celle de l’employé lambda contraint lui aussi de se pincer le nez au nom du professionnalisme. Dans le contexte d’Austérité qui sévit actuellement au Québec, tandis que le gouvernement met l’économie au-dessus de toutes autres considérations,  des films comme Margin Call nous rappellent que ces priorités servent d'abord une idéologie qui, plus souvent qu’autrement, se soucie peu du bien commun.
 


vendredi 27 mars 2015

The Social Network (Aaron Sorkin PARTIE 3)

Film évènement de l’année 2010, The social network marque la collaboration de trois grands créateurs : Aaron Sorkin bien sûr, le réalisateur David Fincher et le compositeur Trent Reznor qui donne au film son ambiance si particulière. C’est aussi la consécration pour Sorkin qui acquiert ses lettres de noblesse au cinéma. Les critiques louangèrent ses dialogues ciselés et leur tempo rapide. Notons qu’il s’agit d’une adaptation du livre The accidental billionnaires de Ben Mezrich, un récit linéaire que Sorkin va reconstruire habilement. Ce troisième volet est donc consacré à la construction narrative tout en poursuivant la réflexion sur l’ambition du marginal.

 
Suite au succès que rencontre Facebook à travers le monde, David Zuckerberg fait face à deux poursuites judiciaires, l’une d’Edouardo Saverin qui fut cofondateur du site avant d’être évincé par son ami et l’autre des frères Winklevoss qui accusent Zuckerberg d’avoir volé leur idée.

 
Toujours soucieux de tenir un propos, Sorkin s’intéresse cette fois à la trahison, comment et pourquoi elle se manifeste. Pour mener de front la chronologie des évènements et sa réflexion sur le sujet, il développe deux trames en parallèle : les audiences concernant la poursuite Edouardo et celle des frères Winklevoss, chacune entrecoupée de flashbacks qui récapitulent les faits. Celle d’Edouardo se concentre sur l’amitié tandis que la deuxième traite de l’opportunisme. À cette double trame, Sorkin juxtapose cinq actes bien définis qui décrivent avec force et détails comment des gens de bonne foi finissent par perdre leur sens moral.

 
Le premier acte raconte les circonstances entourant la création de facemash, un site misogyne que Mark met en ligne pour se venger de sa copine qui vient de rompre. Cette rupture, qui ouvre le film, exploite à fond la double-conversation chère à Sorkin. Même s’il saute du coq à l’âne, Zuckerberg en revient toujours à parler des finals clubs qui lui sont inaccessibles. Le dialogue met en évidence son sentiment d’infériorité face à ces clubs, mais aussi son intelligence supérieure, sa copine ayant du mal à le suivre. Non seulement le créateur de Facebook nous est présenté comme un type envieux et arrogant, l’épisode facemash souligne également ses talents de pirate informatique, de même que sa vulnérabilité puisqu’il abandonne un cours après avoir reçu un billet insultant de la part d’une étudiante, le tout couronné de succès avec 22 000 visites sur son site, un nombre qui se sera répété par 3 personnages différents, dont les frères Winklevoss, dans 2 situations distinctes à quelques scènes d’intervalles, imprimant ainsi dans l’esprit du spectateur l’incroyable talent de Zuckerberg, mais aussi les défauts qui, en outre, ont motivés sa démarche.
Sorkin ne cherche pas tant à noircir le portrait du créateur de Facebook qu’à identifier les besoins et les manques qui l’ont amené à concevoir le site. Il s'efforce de montrer comment l'environnement a influencé son protagoniste, les vingt premières minutes du film s'employant à décrire la dynamique sur le campus et la hiérarchie des classes sociales qui contraignent les étudiants.     

Le deuxième acte se concentre sur la conception de Facebook après que les frères Winklevoss eurent invité Zuckerberg au Final Club Porcellian pour lui parler de leur idée du site Harvard Connection, mais tout en lui interdisant d’aller plus loin que le vestibule parce qu’il n’est pas membre. Ce pied-de-nez au désir de Mark est renforcé par une insulte à peine voilée de Divya Narendra, l’associé des deux frères, qui insinue que cette collaboration pourrait rétablir sa réputation auprès des femmes à Harvard, ce à quoi Mark répond : «You would do that for me ? »… la même réplique sarcastique que son ex-copine avait utilisé juste avant de rompre avec lui. Zuckerberg  vient de comprendre qu’il ne fera jamais partie d’un Final Club parce qu’ils sont « exclusifs », le mot clé qui différencie la Harvard Connection des autres sites du genre et qui deviendra l’esprit même du site Facebook.
 
Sorkin n’essaye pas d’établir si oui ou non Zuckerberg a volé l’idée des frères Winklevoss, mais s’intéresse plutôt au cheminement psychologique qui pousse Mark à les trahir.  D’un point de vue narratif, cette trahison devient légitime dans la mesure où elle comble un besoin. Il en va de même pour  Edouardo qui finance l’opération. Pendant que Zuckerberg conçoit Thefacebook, nous voyons son ami franchir les différentes étapes pour être admis au Phoenix club. Bien qu’il soit cofondateur du site, cette opportunité attise la jalousie de Mark et annonce la trahison qui va suivre.
Le troisième acte alterne sans cesse la croissance rapide du site et l’interrogatoire des avocats auquel Mark répond de manière évasive pour éviter de s’incriminer. À ce stade, le spectateur aura compris que ses défauts ont joué un rôle fondamental dans sa réussite. La logique interne du récit est imparable et parfaitement imbriquer dans l’histoire. Sans jamais l’expliquer ouvertement, Sorkin nous montre comment les circonstances ont donné à Mark Zuckerberg l’idée de crée Facebook et ultimement pourquoi il trahit ceux qui ont joué un rôle dans l’émergence de cette vision. En mettant nez-à-nez son immense succès et les poursuites judiciaires qui pèsent contre lui, Sorkin étudie la nature humaine autant que la manière dont certains personnes parviennent à saisir « l’esprit d’une époque » alors que d’autres ne font qu’entrevoir des possibilités.
 
Que serait-il advenu de la Harvard Connection si le site avait vu le jour ?  Difficile à dire, mais le nom déjà et l’élitisme des frères Winklevoss laissent présagés que la notion « d’exclusivité » tenait lieu de barrière.  Issu d’un milieu modeste, donc marginalisé au sein de Harvard, Zuckerberg voyait plutôt dans l’exclusivité un concept universel, le besoin de chacun d’appartenir à un groupe et même d’être au cœur de son propre réseau.  Toutefois, (et c’est probablement la clé de son succès) il commence par limiter l’accès à différentes écoles, donnant aux premiers utilisateurs l’impression d’être « privilégiés ». C’est donc au confluent de ses problèmes personnels et des opportunités du moment qu’émergera l’idée géniale qui fera de lui un milliardaire.  Ironiquement, il ne le fait pas pour l’argent, mais plutôt pour s’offrir une opportunité que la vie lui refuse.
Le quatrième acte marque le début de la descente aux enfers symbolisé par l’arrivée  de Sean Parker qui écarte Edouardo et prend sa place comme directeur financier, annonçant du même coup l’établissement du siège social de Facebook en Californie et le début des guerres intestines. Les scènes d’avilissement se multiplient : l’entourage de Mark boit, se drogue et s’adonne à des jeux puéril dont Sean Parker est l’instigateur. La réalisation de David Fincher se fait plus ambiante pour montrer que le succès monte à la tête des protagonistes. La scène de la discothèque est particulièrement significative : des lumières multicolores illuminent le visage de Mark Zuckerberg et Sean Parker pendant que celui-ci raconte comment Roy Raymond, un type complexé, a fondé Victoria Secret pour éviter aux gens de se sentir mal-à-l’aise d’acheter de la lingerie fine.
 
Si le personnage de Sean Parker est l’antagoniste de l’histoire, dépeint ici comme un opportuniste et un manipulateur, c’est néanmoins à lui que s’identifie Zuckerberg, tous deux étant des as de l’informatique, rebelles dans l’âme et rejetés par l’élite. Edouardo Saverin est un meilleur ami, mais il incarne cette réussite sociale qui dresse une barrière entre eux.  Ce manque de repère, qui lui a inspiré Facebook, est également la faiblesse qui pousse Mark à couper les liens avec son entourage, le détournant ainsi de sa quête première, mais non pas à de sa motivation profonde qui est de se venger.
Tout le cinquième acte, à savoir les quinze dernières minutes, se concentre l’isolement de Mark Zuckerberg, alors que les frères Winklevoss prennent la décision de le poursuivre, de même qu’Edouardo, tandis que Sean Parker est accusé par la police de détournement de mineures et possession de drogue, ce qui oblige Mark à s’en dissocier.  Le film se conclut  au bureau des avocats où le créateur de Facebook se retrouve seul avec une assistante qui refuse son invitation à sortir. Il tente alors de la convaincre qu’il n’est pas un salaud. En guise de réponse, elle lui conseille d’accepter un arrangement hors-cour, persuadée qu’un jury ne croira pas sa version des faits et pour expliquer la réaction des gens à son égard, elle dira : « Creation  myths need a devil», une phrase un peu étrange dans le contexte, mais qui s’inscrit fort bien dans la thématique du film.
The Social Network est donc un film sur les « fausses amitiés », clin d’œil évident au type de relations qu’on noue sur Facebook. Jamais le site n’est mis en valeur, filmé de loin et distraitement par le réalisateur. Il aurait été facile pour le scénariste de l'incarner en racontant, par exemple, une histoire de retrouvailles grâce à Facebook, mais là n’est pas le propos et même le titre se veut sarcastique. Il aurait pu s’appeler  The accidental billionnaires comme le livre, aux sonorités positives, et qui d’ailleurs se termine relativement bien puisqu’on y mentionne que l’entente hors-cour fut satisfaisante pour tout le monde, qu’Edouardo Saverin est redevu cofondateur et même que Mark Zucherberg et Erica Albright se sont retrouvés. Mais le film se termine plutôt sur l’image pathétique de Mark espérant qu’Erica accepte son invitation à devenir ami sur Facebook.
 
En résumé, outre la complexité des dialogues et leur tempo rapide, Aaron Sorkin est d’abord fasciné par l’intelligence et son rapport aliénant avec les motivations puériles, un combat sans merci entre la raison et les émotions dont le mélange est synonyme de grandeur et décadence.

Ceci conclut le dossier sur Aaron Sorkin

Prochain article : Margin Call  de J.C. Chandor

Note aux lecteurs : N’hésitez pas à me faire part de vos commentaires. C’est un plaisir pour moi d’écrire ce blogue et je serais heureux de savoir ce que vous en pensez.

Sébastien 

samedi 21 mars 2015

Le combat de Charlie Wilson (Aaron Sorkin PARTIE 2)


Après le succès de The West Wing et l'échec de sa série suivante Studio 60 on the Sunset Strip, Sorkin revient au cinéma avec La guerre de Charlie Wilson, une allégorie sur les dérives de l'idéologie politique inspirée d'une histoire vraie. C'est également le chant du cygne de Mike Nichols (1931-2014) qui prouvait avec ce film qu'il n'avait rien perdu de son mordant, jouant sur les apparences  d'un bout à l'autre sans jamais tomber dans la caricature ni la dénonciation excessive. La satire, qui n'est pas sans rappeler Wag the dog (Barry Levinson, 1997), dresse un portrait peu flatteur des opérations secrètes menées par le gouvernement à l'insu de la population. Aux faits réels Sorkin juxtapose des personnages dogmatiques soumis aux impératifs de leurs ambitions, une thématique chère à l'auteur. Ce deuxième volet est donc consacré aux personnages et à leur impact sur la construction narrative.

Aux débuts des années 80, alors que la Russie tente d'envahir l'Afghanistan, le sénateur Charlie Wilson (Tom Hanks) débloque des fonds secrets pour armer des Moudjahidines, le budget de cette guerre clandestine passera de cinq millions à un demi-milliard en quelques années, permettant ainsi aux Afghans de remporter la victoire.

Bien sûr, le film est un clin d'oeil ironique à la politique de son époque (en 2007 Georges W. Bush est encore au pouvoir), le spectateur sait que les armes fournies aux afghans vont se retourner contre les américains deux décennies plus tard et c'est peut-être ce qui explique l'échec du film au box-office. Il suffit de regarder l'introduction où l'on voit un islamiste prier en contre-jour, puis s'emparer d'un bazooka et tirer vers l'écran pour comprendre le sous-texte.  Malgré tout, le ton n'est pas vindicatif ou accusateur, ni Reagan ni le parti Républicain ne sont dans la mire des auteurs, le propos est ailleurs, on vise plutôt les dérives du système et le règne de la politicaillerie. C'est l'insouciance des élus comme Charlie Wilson qui nous fait peur. Les auteurs s'emploient à démontrer avec quelle facilité toute cette opération a été mise sur pied, contre l'avis des experts et avec la complicité des belligérants comme Israël qui vendit des armes aux arabes pour l'occasion. Personne n'oppose de résistance parce que tout est une question de services rendus et d'opportunités d'affaires.

Si la quête apparente de Charlie est de gagner la guerre froide, sa vraie motivation est de plaire à une riche donatrice (Julia Roberts). Ce n'est pas en vain que Mike Nichols utilise deux têtes d'affiches plus ou moins associées à la comédie romantique pour nous raconter ce complot politique; tout son film est empreint d'une légèreté qui contraste avec la gravité des conséquences à venir.
La construction est la même pour les trois personnages principaux, illustrant d'abord leur coté décadent pour ensuite nous surprendre par leur intelligence, cette courbe psychologique ultra-rapide facilitant notre identification aux personnages. D'emblée, Charlie nous est présenté dans un bain tourbillon entouré de prostituées, d'alcool et de drogue, mais dès qu'un reportage télévisé sur l'Afghanistan attire son attention, on comprend que ce politicien frivole n'est pas qu'un bouffon, il s'intéresse aux relations internationales et il a une réputation à défendre:"Je te demanderais de ne pas salir mon nom car je l'utilise moi aussi de temps à autre".

Tout le premier acte du film alterne vulgarité et intelligence: les assistantes de sénateur, choisies soi-disant pour leur tour de poitrine, se révèlent tout à fait compétentes quand vient le temps de gérer une crise médiatique. Charlie est l'exemple même du politicien qu'on trouve sympathique:"Les gens de ma circonscription ne demandent jamais rien. Ils payent leurs impôts et réclament seulement le droit de porter une arme", fanfaronne-t-il pour expliquer que tout le monde lui doit un service. C'est un démocrate texan ouvert d'esprit qui manie l'art du compromis. Son personnage n'évolue pas durant le film, sinon dans sa conviction de faire la guerre. Il multiplie les roublardises pour rallier des gens à sa cause sans jamais approfondir sa réflexion. À ceux qui le mettent en garde contre les dangers d'intervenir dans cette région du monde, il répond que l'Afghanistan n'est qu'un tas de cailloux. C'est seulement dans les dernières minutes du film, en guise de conclusion, alors que le sénat refuse de payer pour la reconstruction du pays, qu'il prend conscience des répercussions possibles. C'est l'ambition qui le guide.

Le personnage de Joane Herring (Julia Robert) est plus complexe, d'une part parce que c'est une femme influente aux allégeances douteuses et d'autre part puisqu'il s'agit d'une chrétienne fondamentaliste qui combat le communisme au nom de la religion, ce qui ne l'empêche pas de lever des fonds pour la cause afghane en mettant aux enchères de jolies femmes, ni de coucher avec Charlie pour le convaincre d'aller rencontrer le président Pakistanais. Elle a tout de l'antagoniste classique avec ses allures de vamp manipulatrice mais jamais le film ne la cloue aux pilotis, peut-être pour éviter de froisser la dame en question, mais surtout parce que chez Sorkin, les fortes têtes savent se défendre toutes seules.  C'est au spectateur de porter ses propres jugements et le scénariste se garde bien de fournir des réponses trop satisfaisantes. En outre, Julia Robert insuffle à son personnage tout le charme et l'intelligence nécessaire pour nous empêcher de la juger trop vite. C'est l'idéologie qui guide son personnage.

Enfin, le dernier protagoniste, l'agent de la CIA Gust Avrakitos est le plus éclairé des trois: il connait la situation géopolitique et les dangers potentiels, mais il est trop cynique pour s'y opposer. C'est un homme de terrain qui a besoin d'un ennemi à combattre comme en témoignage sa scène d'introduction où il engueule son patron pour une question d'affectation. Colérique et grossier, il n'en est pas moins intelligent et Philip Seymour Hoffman en donne une interprétation formidable. Au lieu d'en faire un objecteur de conscience, Sorkin l'utilise pour véhiculer l'humour, le type n'hésitant pas à dire à un Israélien, sur un ton détaché, que la CIA a entraîné des égyptiens durant la guerre des 6 jours juste pour mettre le feu aux poudres.  Une seule fois, il tentera de mettre en garde Charlie contre l'opération en lui racontant une parabole *, mais il sera interrompu et n'y reviendra qu'à la toute fin du film. C'est le cynisme qui le guide.

Même s'il s'inspire d'une histoire vécue, Sorkin développe avant tout une réflexion et pour y parvenir, sans trahir les faits, il met en opposition la quête et la motivation des personnages de manière à tenir un double discours. Ainsi, dans la scène avec le vendeur d'armes israélien, la quête officielle de Gust est de soutenir la démarche de Charlie, mais sa motivation profonde est de voir échouée cette négociation, d'où ses déclarations alambiquées à propos de la CIA. Si ses répliques nous amusent et donnent un ton irrévérencieux à la scène, elles servent également à éveiller notre sens critique.

En règle générale, c'est la quête des personnages qui détermine la scène (en fonction de l'enchaînement) tandis que leurs motivations structurent l'action et donnent le ton. Par exemple,  quand Charlie et Gust se rencontrent la première fois pour parler du programme afghan, leur motivation est de savoir s'ils peuvent se faire confiance. Le sénateur demande sans cesse à l'espion de sortir une minute afin qu'il puisse discuter en privé avec ses assistantes et après ce vaudeville rigolo, Gust lui avouera qu'il avait placé un mouchard dans son bureau. Loin de s'en formaliser, Charlie débouche la bouteille contenant le mouchard et trinque avec l'espion: les deux se font désormais confiance. Outre la double conversation où le sénateur discute d'un coté avec ses assistantes d'un scandale le concernant et de l'autre, du programme afghan avec Gust, notons que jamais les deux hommes ne s'affrontement verbalement, tout le dialogue est consacré à l'information pertinente tandis que leurs motivations construisent la dynamique de la scène, amènent l'humour et les éléments de surprise.

Chez Sorkin, ce sont moins les protagonistes qui s'affrontent que leurs idées. Il n'aime pas qualifier ses personnages de bons ou mauvais, moraux ou immoraux, chacun a le droit de défendre son point de vue et c'est au spectateur à trancher.  L'ambition, l'idéologie et le cynisme qui marque le caractère des trois personnages principaux est souligné de manière à sous-entendre que ces gens, aussi imputables soient-ils, agissent au nom de motivations puériles sans être des idiots pour autant. Bassesse et grandeur se côtoient et se stimulent l'un et l'autre. Si la scène d'ouverture et de fermeture du film est la même, à savoir une remise de médaille à Charlie Wilson pour service rendue à la nation, l'impression qui s'en dégage est différente. Le jeu de Tom Hanks est subtil, naviguant entre la fierté et le malaise, et c'est précisément cette ambiguïté qui génère une réflexion.

D'ailleurs, la seule note moralisatrice du film concerne la reconstruction de l'Afghanistan, une cause que plaide Gust près avoir raconté sa parabole. Cette compassion soudaine ne lui ressemble guère et on devine que c'est l'auteur qui parle. Notons qu'il met ces paroles dans la bouche non pas d'un ambitieux ou d'une idéaliste, mais plutôt d'un cynique. À bon entendeur, salut !

*
La parabole de Gust:

Un garçon reçoit un cheval pour son anniversaire.
Les villageois disent: "C'est fantastique"
Le maître zen répond:"Nous verrons"

Le garçon tombe de cheval et se casse une jambe.
Les villageois disent: "C'est effroyable"
Le maître zen répond:"Nous verrons"

Une guerre éclate et tous les hommes partent sauf le garçon à la jambe cassée.
Les villageois disent: "C'est une bonne chose"
Et le maître zen répond:"Nous verrons"

Prochain volet: "The social network", David Fincher, 2010.



samedi 14 mars 2015

Moneyball (Aaron Sorkin PARTIE 1)


Voir les choses autrement, changer le monde grâce à une idée, voilà ce qui  intéresse Aaron Sorkin en tant que scénariste. L'ambition du marginal est le thème central de son oeuvre inspirée souvent d'histoires vécues. On lui doit la série  The West Wing et des films comme A few good menCharlie's Wilson war, The social network et plus récemment Moneyball qui fait l'objet de la présente analyse. J'ai décidé de commencer par celui-ci tout simplement parce que la notion du jeu y met en relief ses stratégies d'écriture. Notons que le scénario est écrit en collaboration avec Steven Zaillian (Schindler list, mission impossible, Hannibal) un spécialiste de la structure tandis que Bennett Miller (Capote, Foxcatcher) réalise le film. Ce premier volet de trois est consacré à la construction des dialogues.

Moneyball raconte l'histoire vraie de Billy Beane (Brad Pitt), le directeur-général des Athletics d'Oakland qui, au pris avec un budget restreint, décide de mettre en pratique une théorie basée sur des statistiques afin de recruter des joueurs sous-estimés. Sa méthode permettra aux A's de remporter 20 matchs consécutifs, un record. 

Il n'est pas facile d'analyser un scénario d'Aaron Sorkin parce que c'est le dialogue qui structure la scène, une joute verbale ressemblant à une partie d'échec où chacun tente de marquer des points. La caractéristique première du dialogue Sorkinien est qu'aucun des interlocuteurs ne va au bout de son explication, soit il est interrompu, soit il s'interrompt lui-même, cette approche ayant pour but de morceler l'idée, comme les pièces d'un puzzle, de sorte que la vue d'ensemble surgisse à la toute fin. Les silences sont en général chargés d'émotions et précèdent une offensive majeure contribuant ainsi à la montée dramatique. Il est fréquent également que les personnages parlent de deux sujets en même temps, d'une part pour créer une confusion amusante et d'autre part pour souligner l'angoisse des personnages.

Moneyball est l'illustration parfaite d'un homme qui doit défendre une idée envers et contre tous. Il y a d'abord le besoin qui engendre la nécessité, représenté ici par la disparité du plafond salarial des Athletics d'Oakland face à ses adversaires. Billy Beane commence par demander plus d'argent, mais essuie un refus du propriétaire.  Or, leurs critères de repêchages des A's sont les mêmes que ceux des autres équipes et tandis qu'il écoute ses recruteurs rabâcher les mêmes réflexions que d'habitude, le dg réalise qu'ils font fausse route. Le silence de Billy Beane devient alors le moteur dramatique de la scène: il les écoute sans rien dire, mais son langage corporel nous indique que toutes ces opinions d'experts ne mènent nulle part et en effet, moins il parle et plus l'analyse des recruteurs nous semble désuète et artificielle, allant jusqu'à évaluer la confiance des joueurs en fonction de leurs copines.

Sorkin utilise le silence de Beane pour nous imprégner de sa prise de conscience tout en avilissant le discours des recruteurs. Quand il prend la parole, c'est pour les convaincre (et nous aussi) de voir les choses autrement. Il se heurte rapidement à un mur d'incompréhension et n'ayant rien de concret à proposer, les dépisteurs lui demandent poliment de les laisser travailler à leur façon, c'est-à-dire de la manière classique, reconnue et attestée par la MLB. Billy Beane bat en retraire et quitte la salle. Non seulement il n'a pas réussi à convaincre son équipe, mais il se retrouve isolé.

La révélation se produira lors d'une négociation avec les Indians de Cleveland.  Sorkin emploie la technique du "non-dit" pour construire sa séquence. Les personnages badinent au lieu de discuter, cachent leur intentions réelles ou répondent à coté de la question. Beane fait mine de ne pas être intéressé par les joueurs que Mark Shapiro lui propose puis, l'air de rien, évoque la possibilité d'un échange assortie d'une compensation financière. Tous les dépisteurs sont d'accord sauf un jeunot dans le coin qui murmure à l'oreille du coach. Suite à cette intervention,  Shapiro négocie à la baisse, refusant de payer le supplément. Beane commence par rouspéter, toujours avec humour, et finit par accepter, mais voilà que le jeunot remet ça et cette fois, les Indians retire leur offre complètement.

Toute cette tergiversation sert d'imprégnation à la rencontre qui va suivre car le trouble-fête s'appelle Peter Brand et sa méthode d'analyse des statistiques va permettre à Billy Beane de passer à l'Histoire. Dès qu'il sort du bureau de Shapiro, Beame l'aborde et le jeu du "non-dit" se poursuit sous la forme d'un interrogatoire, l'analyste répondant de manière vague aux questions de son interlocuteur. La  discussion se termine dans un stationnement sous-terrain, clin d'oeil à "deep troath" de All the president men, mais aussi à l'inconscient qui ne demande qu'à refaire surface. L'analyste explique alors à Beane qu'il base ses calculs sur des données statistiques que les dépisteurs n'ont pas tendance prendre en considération. C'est l'approche nouvelle que notre protagoniste cherchait et au lieu d'échanger un joueur, Billy recrute le jeune analyste. Les Indians, de leur coté,  le laisse partir parce qu'ils sont riches et n'éprouvent pas le besoin de renouveler leur vision des choses.

Le film s'applique à démontrer dans quel contexte une idée originale peut émerger mais aussi toute la résistance qu'elle va rencontrer sur son chemin.  Les scénaristes ponctuent le récit de cinq flashbacks où l'on assiste à l'ascension et la chute de Billy Beane en tant que joueur de MLB, les dépisteurs ayant surévalué son potentiel. C'est donc son échec personnel qui le prédispose à voir les choses autrement, mais on ne change pas les règles du jeu si facilement et d'un point vue cinématographique, la démonstration pourrait s'avérer ennuyeuse si les scénaristes n'avaient pas eu recours à des subterfuges pour dynamiser les scènes.

Aussi, quant vient le temps pour Billy Beane d'exposer sa stratégie aux dépisteurs, Sorkin utilise un de ses procédés favoris: la répétition.  Quelque soit l'explication que donne le directeur, son nouvel assistant fournit toujours la même réponse qui sonne du coup comme un slogan. Dans un premier temps, il s'agit de calculs statistiques, la présence sur but d'une équipe étant quantifiable, le chiffre magique à atteindre est 364, un nombre que Peter répète dès qu'on lui demande.  Une fois que tous les dépisteurs ont le chiffre bien imprimé dans la tête, Beane annonce ses choix de repêchage et à chaque objection, il donne la parole à Brand qui répond "Parce qu'il se rend sur les buts''. Le procédé est si efface qu'à la fin, ce sont les dépisteurs qui entonnent "He gets on base" pour éviter à Brand de répéter. Sorkin utilise donc un " ver d'oreille" pour donner de la crédibilité à un calcul mathématique complexe sans vraiment l'expliquer.


Ces procédés sont nécessaires parce qu'il n'y a pas de suspense dans le film, ni de revirements surprenants et la plupart des spectateurs connaissent déjà la fin de l'histoire, c'est donc la volonté des protagonistes qu'il faut réussir communiquer et le seul moyen d'y parvenir, c'est en créant une dynamique sous-jacente.  La marque de commerce d'Aaron Sorkin en tant que dialoguiste est la double conversation,  les personnages parlant deux sujets en même temps. Moneyball  s'en sert pour illustrer la fameuse remise en question qui survient au milieu du film. Tôt ou tard, il fallait que les protagonistes doutent de leur théorie et au lieu de nous présenter l'affrontement classique, les scénaristes ont concocté une scène rigolote où Beane procède à des échanges impromptus contre l'avis de Peter. Il s'agit de joueurs talentueux que le coach utilise pour contrecarrer la stratégie du directeur, certains d'entre eux pourraient même devenir des joueurs étoiles mais ne cadrent pas avec le schéma statistique. Les échanger relève néanmoins du sacrifice et tout en discutant au téléphone avec les autres directeurs qui redoutent une arnaque, Billy confronte son assistant pour savoir s'il croit vraiment à sa théorie. Si oui, il ne verra pas d'objection à ces échanges. La double conversation rythme la scène et ponctue le dilemme moral de Peter. Si la stratégie échoue, il perdra son emploi mais Billy lui rappelle que sa propre situation est bien pire et que par ce geste, il réitère toute sa confiance en leur stratégie.
Le scénariste Aaron Sorkin

L'objectif d'Aaron Sorkin est de donner vie à une idée abstraite, non pas en l'expliquant dans les détails, mais plutôt en communiquant l'audace et la fougue de ceux qui osent imposer leur vision. Quelque soit «l'artifice» qu'il utilise (silence, non-dit ou double discours), Sorkin s'en sert pour dynamiser le dialogue et montrer qu'une partie de la réussite réside dans l'art de l'exprimer et la défendre.  Le danger d'un film comme Moneyball était de plaire uniquement aux amateurs d'anecdotes sportives, les statistiques de baseball n'ayant rien de cinématographique. Sorkin et Zaillian parviennent à nous plonger dans l'histoire sans polariser l'intrigue autour d'un antagoniste ou avoir recours à des intrigues secondaires. C'est ce qui s'appelle accomplir un tour de force...

Prochain volet : Charlie Wilson's war (Mike Nichols, 2007)




dimanche 8 mars 2015

Le nom des gens

Renouveler la comédie romantique n'est pas une mince affaire, la notion de feel good movie implique qu'on doive miser sur la chimie amoureuse et limiter, autant que possible, les contraintes susceptibles de nuire à l'émancipation du couple, sans quoi la comédie vire au drame. Or, raconter une histoire d'amour sans cris ni larmes exige beaucoup d'imagination et surtout de beaux personnages.  Le nom des gens de Michel Leclerc (un film qui m'a passé sous le nez à sa sortie au Québec en 2011), relève le défi avec brio. 

L'histoire relate la rencontre improbable entre Bahia Benmahmoud, une jeune fille volage et politiquement à gauche qui couche avec des "fachos" pour les rallier à sa cause et Arthur Martin, un quadragénaire tellement replié sur lui-même qu'on l'associe par défaut à la majorité silencieuse, donc fasciste aux yeux de Bahia. 

Si le militantisme politique sert de moteur à l'intrigue, c'est le rapport à la sexualité qui permet vraiment au film de se démarquer. En général, les comédies romantiques entretiennent un rapport difficile avec l'érotisme parce qu'elles traitent avant tout du désir amoureux et par conséquent préfèrent évoquer l'acte sexuel plutôt que le montrer, la convoitise étant une émotion plus facile à transposer à l'écran que la volupté. Michel Leclerc et la scénariste Baya Kasmi ont choisi d'aborder le problème autrement en banalisant la nudité de Bahia, l'enjeu n'est donc plus de la voir nue, ce qui arrive très tôt dans le film, mais plutôt de la voir acquérir une certaine pudeur comme le désir Arthur qui n'ose pas lui interdire de coucher avec d'autres hommes de peur de la perdre. Le film va encore plus loin en expliquant cet comportement libertaire par un abus sexuel qu'aurait subi Bahia dans sa jeunesse, le tout dévoilé sur un ton badin, presque frivole, bien que les conséquences sur le destin de l'héroïne soient flagrantes, ce qui donne à la comédie une ambiance particulière, à la fois légère et pertinente. Loin de vouloir nous faire la morale, ou même de rompre avec le genre, le film se concentre les moments heureux du couple.

En utilisant ses charmes comme une arme politique, Bahia désacralise son corps et permet à l'érotisme de s'inscrire dans la trame narrative du film d'une manière originale et comique, un objectif que poursuivait de nombreux réalisateurs dans les années 70 avec plus ou moins de succès.  Ses exhibitions font rire et réfléchir à la fois parce les hommes avec qui elle couche sont des cons:" Moi, les fachos, je les nique !", dira-t-elle pour se justifier mais quand même, nous savons que cette attitude est dû à un traumatisme et du coup, son "activisme'' perd toute conation revancharde ou moralisatrice, ce qui permet à la comédie romantique d'exister pleinement puisque que le désir est préservé: nous voulons savoir si Arthur et Bahia finiront par avoir une relation exclusive. Jamais le film ne perd de vue sa vocation de feel good movie, il se concentre sur le couple en montrant que la tolérance d'Arthur est saine et viable (comme la politique de gauche) parce que Bihia en vaut la peine: sa beauté, son grand coeur et son idéalisme (qualités récurrentes dans une comédie romantique) font d'elle la femme idéale malgré tout.

Un autre point fort du film concerne les parents. En général, ceux-ci sont présentés comme des antagonistes ou bien des sages qui empêchent le héros d'avancer ou, au  contraire, lui donnent la poussée nécessaire. Michel Leclerc et Baya Kasmi ont plutôt opté pour une approche psychanalytique, l'attitude parentale expliquant  la personnalité excentrique de leurs enfants mais aussi, et ça c'est plus rare, élucide le mystère leur attirance mutuelle. Arthur vient d'une famille où l'origine juive de sa mère est un tabou. Ils vivent dans le silence et les faux-semblants, ce que fait qu'Arthur se sent lui-même comme un immigré clandestin bien qu'il soit né en France et porte le nom franchouillard d'Arthur Martin. Or, le père de Bahia est justement un immigré clandestin qui a épousé une activiste française et leur fille, quant-à-elle, est très fière de ses origines algérienne. Cette ramification oedipienne permet à la fois de justifier "l'histoire d'amour" mais aussi de traiter d'un sujet extrêmement délicat dans une comédie français, à savoir les différences religieuses. Bien qu'elle soit à moitié arabe, Bahia est aux antipodes des valeurs musulmanes, ce qui donne lieu d'ailleurs à une scène franchement cocasse, mais aussi, à un autre moment, à une des répliques les plus troublantes du film lorsque, ayant décidée de porter le voile, Bahia dira:" J'aime le regard que les fachos porte sur moi", signe qu'elle prend conscience des fondements de son attitude. De même, Arthur Martin est anormalement honteux de ses origines juives bien que celles-ci, à deux occasions au moins, auraient pu jouer en sa faveur. Ce comportement irrationnel, mais compréhensible, est dû au complexe de sa mère face à ses origines et servira de déclencheur au pivot final.

Le discours du film sur la tolérance ne s'exprime pas à travers l'opposition des protagonistes, comme c'est souvent le cas dans ce genre de comédie, mais plutôt par un renouvellement tout en douceur de leur point de vue: de la même façon que Bahia couche avec des fachos pour leur ouvrir l'esprit, Arthur évitera un conflit familial en brisant la cafetière, ce qui amène les deux pères à unir leur force pour la réparer. Le film propose une approche systématiquement positive des problèmes, jamais ils ne feront l'objet d'enjeux dramatiques car l'intention des auteurs est de proposer une alternative en misant sur le caractère singulier des personnages plutôt que sur des revirements de situations.

On remarque également que si le sujet central est la tolérance, la thématique profonde de l'oeuvre concerne davantage la réappropriation de l'identité. Tout comme Arthur est dépossédé de sa judaïcité, le corps de Bahia ne lui appartient plus, dédié à une cause bien bien plus qu'à l'intimité. D'ailleurs, dans une scène très significative, Arthur dessinera une étoile de David sur le dos de Bahia. Ils ont besoin l'un de l'autre pour réussir à assumer pleinement leur identité mais, s'ils se définissent par leur origine religieuse, c'est dans l'athéisme qu'ils l'épanouissent. La religion est une affaire de culture et non de culte et la distanciation que les personnages opèrent face à ces valeurs est aussi importante, sinon plus, que la revendication de leurs origines.

La dépossession du corps est une question fondamentale dans le traitement de l'érotisme et de la pornographie au cinéma, c'est même la ligne de démarcation qui sépare les deux, et Baya Kasmi prend soin de ne pas décrire son personnage comme une femme objet. Si Bahia se qualifie elle-même de "pute politique", elle ne le fait ni pour le fric, ni pour quelqu'un d'autre, c'est une initiative personnelle totalement assumée. Qui plus est, ce n'est pas Arthur qui va la convaincre de changer mais elle seule. Cette décision lui appartient et le film se fait un devoir de ne pas la juger dans ce domaine et c'est peut-être ce qui son charme: cette façon légère et impartiale d'aborder des sujets graves sous le couvert de la séduction et du plaisir, à la manière de Bahia en sommes.

S'il y a une leçon à tirer de cette approche novatrice de l'érotisme au cinéma, c'est que pour s'inscrire pleinement dans la trame narrative, l'acte sexuel doit s'enrichir d'un double-sens et cela, tout en soulignant la vulnérabilité que cela comporte. L'activisme de Bahia (sa quête) ne justifie pas son attitude,  il devient acceptable dans la mesure où c'est aussi un moyen pour elle de guérir (sa motivation), sans quoi le jeu de miroir avec le spectateur volerait en éclat. Personne ne couche avec des inconnus pour changer leurs opinions politiques, mais tout le monde a déjà fait l'amour pour de mauvaises raisons. La force du film, c'est que l'objectif de Bahia nous amuse alors que sa motivation inconsciente nous émeut, de sorte que sa nudité, au lieu d'être purement graphique, stimule notre réflexion politique et sociale tandis que sa candeur nous rappelle notre propre naïveté face au monde, ce qui confère à l'ensemble une dimension proprement cinématographique.

Cela dit, malgré l'orientation de cette analyse, il faut préciser qu'il s'agit bien d'une comédie romantique et non d'un film érotique, le long-métrage étant coté "admission générale". Toutefois, le propos m'a semblé assez audacieux pour développer une réflexion sur le sujet. C'est donc à une comédie irrévérencieuse et pertinente que nous convie Michel Leclerc et Baya Kasmi avec Le nom des gens, une oeuvre qui, sous son apparente légèreté, jette un regard actuel sur des enjeux bien réels de notre époque.

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jeudi 26 février 2015

Synecdoche, New-York (Charlie Kaufman PARTIE 4)

Consacré auteur dès son premier film, Kaufman signe sa première réalisation en 2008 avec Synecdoche, New-Yorkune oeuvre sans compromis où le scénariste s'engouffre dans ses propres lubies et utilise la caméra pour filmer des idées bien plus que des images. Il en résulte un film profond, lourd, parfois magique, dont la fin justifie les moyens. Explorant de manière démesurée, mais non moins pertinente, la notion de mise en abîme, Charlie s'interroge sur la perception qu'un auteur a de son propre imaginaire, sa façon de l'interpréter et de la mettre en images.

Le film raconte l'histoire de Caden Cotard (Philip Seymour Hoffman), un metteur en scène hypocondriaque qui obtient une bourse illimitée pour monter une pièce de théâtre dont la création s'étalera jusqu'à sa mort. Il met en scène sa propre vie et à mesure que les membres de la distribution joue un rôle significatif dans son existence, il engage d'autres acteurs pour les interpréter.

Pour ses films précédents, Kaufman avait pu compter sur le travail deux réalisateurs chevronnés, Spike Jone & Michel Gondry, réputés pour leur créativité visuelle.  Les making of qu'on trouve sur les DVD insistent beaucoup sur la liberté que ceux-ci accordaient aux acteurs, la possibilité d'explorer de nouvelles approches etc. C'est d'ailleurs un traits important chez Caden Cotard, le metteur en scène, qui laisse les comédiens faire un peu n'importe quoi, au point d'ailleurs de "réécrire le scénario" de sa propre vie. Si Synecdoche est un film très Karmanien, on aura tôt fait de remarquer qu'il l'est même un peu trop.

D'entrée de jeu, on est surpris par l'atmosphère plus lourde que d'habitude dans l'oeuvre de l'auteur. La névrose des personnages prend toute la place, ils sont amers et mal dans leur peau. Certes, l'hypocondrie et la dépression faisaient déjà partie de son univers, mais elles s'enrobaient d'humour (Adaptation) ou de mélancolie (Eternal sunshine), deux formes plus légères qui permettaient de dire les choses sans nuire au plaisir du spectateur. Cette fois on insiste, chaque scène est une variation sur ce thème. Alors que John Cusack, Nicolas Cage et Jim Carrey - de par leur casting naturel - nous empêchaient de prendre leur malheur trop au sérieux, Philip Seymour Hoffman joue sans énergie, apathique et morose du début jusqu'à la fin. On en conclura que la vitalité des opus antérieurs était le fruit des réalisateurs.

L'originalité de Kaufman réside en grande partie dans l'univers qu'il crée, cet entre-deux-mondes dans lequel ses personnages sont coincés, méandres fantasmagoriques de l'esprit humain. Si la recherche visuelle est présente dans Synecdoche, elle se résume cette fois à de simples éléments de décors. Toutes les trouvailles servent de métaphores, plus littérales que graphiques, comme si l'image puisait sa source dans les mots et non la vision.  Par exemple, la maison d'Hazel en feu depuis 20 ans méritait un meilleur traitement ; la secrétaire ayant été amoureuse de son patron tout ce temps, il est inutile d'en expliquer le symbolisme. Malheureusement, l'idée se résume à quelques flammes en arrière-plan et un peu de fumée, jamais ce contexte particulier ne joue un rôle dramatique. Alors qu'un réalisateur plus visuel nous aurait fait sentir la chaleur, la combustion et le danger, Kaufman se contente de "montrer l'idée", soucieux avant tout de filmer les lignes de son scénario.

Il ne fait aucun doute que réfléchir en mots ou en images influence grandement notre façon de penser. Les mots nous obligent à rationaliser, à expliquer, à défendre nos idées. L'approche visuelle est plus instinctive, une image vaut mille mots. Si le littéraire nomme les choses, le visuel préfère les évoquer, la différence entre la mélancolie de Joel Barish et la dépression de Caden Cotard est manifeste. Gondry n'insiste pas sur la peine de Joel, on le voit pleurer dans sa voiture et cette image nous suffit. En revanche, Kaufman cherche à décrire l'angoisse de son personnage, multipliant les explications à sa femme, au médecin, aux acteurs. Le littéraire a peur de ne pas être compris. Le visuel s'en fiche, c'est l'impression qui compte. L'action supplante le dialogue.

Mais revenons à la construction narrative de Synecdoche, New-York. Le scénario fonctionne sur la logique des poupées russes. Du moment qu'un acteur fait preuve d'initiative et apporte une contribution singulière à la pièce, il devient à son tour un personnage qui a besoin d'un acteur pour l'incarner.  Bien entendu, chaque comédien amène son lot de traits physiques et psychologiques qui modifient la perception de l'auteur. Les spécificités caricaturales, dont  chacun est affublé,  les oblige à jouer différemment. Très vite, une hiérarchie s'établit entre les différentes "imitations", chacun essayant de transcender le rôle et de s'imposer à sa manière. 

Par se procédé, Kaufman s'intéresse à la construction d'un personnage. Les impératifs de l'histoire empêche une description trop exhaustive des protagonistes. Il faut choisir certains traits, certains caractéristiques. On aimerait nuancer chaque qualité, chaque défaut, les relier à un souvenir précis mais la trame du récit limite nos options.  Kaufman illustre le problème en nous présentant différentes versions d'un même personnage. Très vite, chacun développe sa propre personnalité.  Quiconque a déjà écrit de la fiction est confronté au phénomène du détachement, l'impression que ses personnages prennent leurs propres décisions. N'oublions pas que la fonction de l'imagination est de trouver des alternatives. Son activité consiste à relier divers informations et les agencer de manière inusité. Toutefois, nous ne sommes pas "ouvert" à toutes les options. Nos valeurs, nos sentiments, nous interdisent d'envisager certaines possibilités. Les idées que nos personnages revendiquent sont le fruit d'une réflexion parallèle, établie selon des paramètres bien précis. Par exemple, l'écrivain qui invente une histoire de tueur en série sera confronté aux principes moraux. Ceux de l'auteur et de son personnage ne sont pas les mêmes. Il est donc normal que le tueur s'en détache.  C'est pour cette raison que Sammy (Tom Noonan) finira par mépriser Caden, bien qu'étant son double, parce leurs priorités diffèrent, l'un ne pense qu'à sa pièce, l'autre ne pense qu'à vivre.

La représentation de soi est un élément central du film. Caden Cotard essaye de monter une pièce à l'image de sa vie dans l'espoir d'en comprendre le sens,  mais à mesure que les acteurs approfondissent leur rôle, ils l'idéalisent, ce qui a pour effet d'amplifier le malaise de Caden face à lui-même, en conséquence de quoi il s'isole toujours davantage et finira par mourir sur l'épaule d'un personnage secondaire, tandis que la voix off de la metteur en scène (doublure féminine de lui-même) lui donne comme indication: "meurs !" En sommes, à force de se raconter sa propre histoire, il en est devenu lui-même un personnage.

Si la quête de Caden est l'authenticité, celle des "imitations" est la résilience, chacun essayant de donner un souffle nouveau à son personnage. Sammy est une version moins névrosée de Caden, plus social et empathique, mais ses qualités (tant désiré par Caden) le pousse au suicide parce qu'Hazel ne l'aime pas, elle s'est contentée de flirter avec lui comme Caden l'a fait avec elle. De même, la doublure d'Hazel est plus indépendante et libre que cette dernière. Ce jeu des perceptions fait référence à notre volonté de réparer les erreurs du passé, de sublimer notre vécu à travers la fiction, bien que l'exercice s'avère souvent utopique. Sammy sera remplacé par Ellen (Diane Wiest), une femme dont Caden adoptera la chevelure. Cette distanciation est l'expression de sa culpabilité envers Sammy. De concierge, Ellen est promue metteur en scène et dirigera Caden jusqu'à sa mort, signe qu'il dérive et s'identifie un peu à n'importe qui.  Il a perdu son identité.

Une autre réflexion intéressante concerne la relation de Caden avec sa fille Olive.   Au début du film, sa  femme s'enfuie avec leur enfant et son amante Maria en Allemagne. Plus tard, Caden découvre que sa petite Olive est devenue la muse de Maria qui l'utilise pour expérimenter différents tatouages. Olive finit d'ailleurs par mourir empoisonnée par l'encre de ses tatous et dans une scène pathétique où le père et la fille tentent de se réconcilier à l'aide d'un interprète (Caden parle anglais, Olive l'Allemand), la jeune femme mourante force son père à admettre son homosexualité alors que c'est elle-même et sa mère qui le sont en réalité.
Cette scène maladroite illustre la blessure originelle de artistes, celle qui le pousse à vivre perpétuellement dans l'imaginaire. L'enfant de Caden est devenue une oeuvre d'art fabriquée par celle qui lui a volé les amours de sa vie. L'incapacité de communiquer du père et de la fille traduit les difficulté de l'artiste à exprimer ce qui le ronge tandis que les tatouages sont autant de stigmates causés par cette douleur ; même s'ils l'empoissonnent, Olive les revendique passionnément parce qu'ils donnent une sens à sa vie. Quant à l'aveu, on peut y voir une tentative désespéré de trouver un compromis, que ce soit entre l'art et le commercial ou entre un scénariste et son réalisateur.

Au final, Synecdoche, New-York apparaît comme un exutoire, un film ambitieux qui s'enlise dans les métaphores et oublie de raconter une histoire. Le résultat prouve d'une part que la démarche de Kaufman est le fruit d'une réflexion approfondie et que d'autre part, son oeuvre a besoin d'un réalisateur visuel pour trouver un équilibre. Notons qu'après ce film. Charlie prendra une pause de plus de 7 ans. Il travaille présentement à l'adaptation du roman S.-F. Q.I 83 d'Arthur Herzog, à propos d'un virus débilitant qui menace d'éradiquer l'intelligence de la population mondiale. Poursuivant son exploration du cerveau humain, nous avons hâte de savoir ce qu'il a à dire sur l'intelligence.

  Ceci conclut notre dossier sur Charlie Kaufman