dimanche 8 mars 2015

Le nom des gens

Renouveler la comédie romantique n'est pas une mince affaire, la notion de feel good movie implique qu'on doive miser sur la chimie amoureuse et limiter, autant que possible, les contraintes susceptibles de nuire à l'émancipation du couple, sans quoi la comédie vire au drame. Or, raconter une histoire d'amour sans cris ni larmes exige beaucoup d'imagination et surtout de beaux personnages.  Le nom des gens de Michel Leclerc (un film qui m'a passé sous le nez à sa sortie au Québec en 2011), relève le défi avec brio. 

L'histoire relate la rencontre improbable entre Bahia Benmahmoud, une jeune fille volage et politiquement à gauche qui couche avec des "fachos" pour les rallier à sa cause et Arthur Martin, un quadragénaire tellement replié sur lui-même qu'on l'associe par défaut à la majorité silencieuse, donc fasciste aux yeux de Bahia. 

Si le militantisme politique sert de moteur à l'intrigue, c'est le rapport à la sexualité qui permet vraiment au film de se démarquer. En général, les comédies romantiques entretiennent un rapport difficile avec l'érotisme parce qu'elles traitent avant tout du désir amoureux et par conséquent préfèrent évoquer l'acte sexuel plutôt que le montrer, la convoitise étant une émotion plus facile à transposer à l'écran que la volupté. Michel Leclerc et la scénariste Baya Kasmi ont choisi d'aborder le problème autrement en banalisant la nudité de Bahia, l'enjeu n'est donc plus de la voir nue, ce qui arrive très tôt dans le film, mais plutôt de la voir acquérir une certaine pudeur comme le désir Arthur qui n'ose pas lui interdire de coucher avec d'autres hommes de peur de la perdre. Le film va encore plus loin en expliquant cet comportement libertaire par un abus sexuel qu'aurait subi Bahia dans sa jeunesse, le tout dévoilé sur un ton badin, presque frivole, bien que les conséquences sur le destin de l'héroïne soient flagrantes, ce qui donne à la comédie une ambiance particulière, à la fois légère et pertinente. Loin de vouloir nous faire la morale, ou même de rompre avec le genre, le film se concentre les moments heureux du couple.

En utilisant ses charmes comme une arme politique, Bahia désacralise son corps et permet à l'érotisme de s'inscrire dans la trame narrative du film d'une manière originale et comique, un objectif que poursuivait de nombreux réalisateurs dans les années 70 avec plus ou moins de succès.  Ses exhibitions font rire et réfléchir à la fois parce les hommes avec qui elle couche sont des cons:" Moi, les fachos, je les nique !", dira-t-elle pour se justifier mais quand même, nous savons que cette attitude est dû à un traumatisme et du coup, son "activisme'' perd toute conation revancharde ou moralisatrice, ce qui permet à la comédie romantique d'exister pleinement puisque que le désir est préservé: nous voulons savoir si Arthur et Bahia finiront par avoir une relation exclusive. Jamais le film ne perd de vue sa vocation de feel good movie, il se concentre sur le couple en montrant que la tolérance d'Arthur est saine et viable (comme la politique de gauche) parce que Bihia en vaut la peine: sa beauté, son grand coeur et son idéalisme (qualités récurrentes dans une comédie romantique) font d'elle la femme idéale malgré tout.

Un autre point fort du film concerne les parents. En général, ceux-ci sont présentés comme des antagonistes ou bien des sages qui empêchent le héros d'avancer ou, au  contraire, lui donnent la poussée nécessaire. Michel Leclerc et Baya Kasmi ont plutôt opté pour une approche psychanalytique, l'attitude parentale expliquant  la personnalité excentrique de leurs enfants mais aussi, et ça c'est plus rare, élucide le mystère leur attirance mutuelle. Arthur vient d'une famille où l'origine juive de sa mère est un tabou. Ils vivent dans le silence et les faux-semblants, ce que fait qu'Arthur se sent lui-même comme un immigré clandestin bien qu'il soit né en France et porte le nom franchouillard d'Arthur Martin. Or, le père de Bahia est justement un immigré clandestin qui a épousé une activiste française et leur fille, quant-à-elle, est très fière de ses origines algérienne. Cette ramification oedipienne permet à la fois de justifier "l'histoire d'amour" mais aussi de traiter d'un sujet extrêmement délicat dans une comédie français, à savoir les différences religieuses. Bien qu'elle soit à moitié arabe, Bahia est aux antipodes des valeurs musulmanes, ce qui donne lieu d'ailleurs à une scène franchement cocasse, mais aussi, à un autre moment, à une des répliques les plus troublantes du film lorsque, ayant décidée de porter le voile, Bahia dira:" J'aime le regard que les fachos porte sur moi", signe qu'elle prend conscience des fondements de son attitude. De même, Arthur Martin est anormalement honteux de ses origines juives bien que celles-ci, à deux occasions au moins, auraient pu jouer en sa faveur. Ce comportement irrationnel, mais compréhensible, est dû au complexe de sa mère face à ses origines et servira de déclencheur au pivot final.

Le discours du film sur la tolérance ne s'exprime pas à travers l'opposition des protagonistes, comme c'est souvent le cas dans ce genre de comédie, mais plutôt par un renouvellement tout en douceur de leur point de vue: de la même façon que Bahia couche avec des fachos pour leur ouvrir l'esprit, Arthur évitera un conflit familial en brisant la cafetière, ce qui amène les deux pères à unir leur force pour la réparer. Le film propose une approche systématiquement positive des problèmes, jamais ils ne feront l'objet d'enjeux dramatiques car l'intention des auteurs est de proposer une alternative en misant sur le caractère singulier des personnages plutôt que sur des revirements de situations.

On remarque également que si le sujet central est la tolérance, la thématique profonde de l'oeuvre concerne davantage la réappropriation de l'identité. Tout comme Arthur est dépossédé de sa judaïcité, le corps de Bahia ne lui appartient plus, dédié à une cause bien bien plus qu'à l'intimité. D'ailleurs, dans une scène très significative, Arthur dessinera une étoile de David sur le dos de Bahia. Ils ont besoin l'un de l'autre pour réussir à assumer pleinement leur identité mais, s'ils se définissent par leur origine religieuse, c'est dans l'athéisme qu'ils l'épanouissent. La religion est une affaire de culture et non de culte et la distanciation que les personnages opèrent face à ces valeurs est aussi importante, sinon plus, que la revendication de leurs origines.

La dépossession du corps est une question fondamentale dans le traitement de l'érotisme et de la pornographie au cinéma, c'est même la ligne de démarcation qui sépare les deux, et Baya Kasmi prend soin de ne pas décrire son personnage comme une femme objet. Si Bahia se qualifie elle-même de "pute politique", elle ne le fait ni pour le fric, ni pour quelqu'un d'autre, c'est une initiative personnelle totalement assumée. Qui plus est, ce n'est pas Arthur qui va la convaincre de changer mais elle seule. Cette décision lui appartient et le film se fait un devoir de ne pas la juger dans ce domaine et c'est peut-être ce qui son charme: cette façon légère et impartiale d'aborder des sujets graves sous le couvert de la séduction et du plaisir, à la manière de Bahia en sommes.

S'il y a une leçon à tirer de cette approche novatrice de l'érotisme au cinéma, c'est que pour s'inscrire pleinement dans la trame narrative, l'acte sexuel doit s'enrichir d'un double-sens et cela, tout en soulignant la vulnérabilité que cela comporte. L'activisme de Bahia (sa quête) ne justifie pas son attitude,  il devient acceptable dans la mesure où c'est aussi un moyen pour elle de guérir (sa motivation), sans quoi le jeu de miroir avec le spectateur volerait en éclat. Personne ne couche avec des inconnus pour changer leurs opinions politiques, mais tout le monde a déjà fait l'amour pour de mauvaises raisons. La force du film, c'est que l'objectif de Bahia nous amuse alors que sa motivation inconsciente nous émeut, de sorte que sa nudité, au lieu d'être purement graphique, stimule notre réflexion politique et sociale tandis que sa candeur nous rappelle notre propre naïveté face au monde, ce qui confère à l'ensemble une dimension proprement cinématographique.

Cela dit, malgré l'orientation de cette analyse, il faut préciser qu'il s'agit bien d'une comédie romantique et non d'un film érotique, le long-métrage étant coté "admission générale". Toutefois, le propos m'a semblé assez audacieux pour développer une réflexion sur le sujet. C'est donc à une comédie irrévérencieuse et pertinente que nous convie Michel Leclerc et Baya Kasmi avec Le nom des gens, une oeuvre qui, sous son apparente légèreté, jette un regard actuel sur des enjeux bien réels de notre époque.

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