samedi 14 mars 2015

Moneyball (Aaron Sorkin PARTIE 1)


Voir les choses autrement, changer le monde grâce à une idée, voilà ce qui  intéresse Aaron Sorkin en tant que scénariste. L'ambition du marginal est le thème central de son oeuvre inspirée souvent d'histoires vécues. On lui doit la série  The West Wing et des films comme A few good menCharlie's Wilson war, The social network et plus récemment Moneyball qui fait l'objet de la présente analyse. J'ai décidé de commencer par celui-ci tout simplement parce que la notion du jeu y met en relief ses stratégies d'écriture. Notons que le scénario est écrit en collaboration avec Steven Zaillian (Schindler list, mission impossible, Hannibal) un spécialiste de la structure tandis que Bennett Miller (Capote, Foxcatcher) réalise le film. Ce premier volet de trois est consacré à la construction des dialogues.

Moneyball raconte l'histoire vraie de Billy Beane (Brad Pitt), le directeur-général des Athletics d'Oakland qui, au pris avec un budget restreint, décide de mettre en pratique une théorie basée sur des statistiques afin de recruter des joueurs sous-estimés. Sa méthode permettra aux A's de remporter 20 matchs consécutifs, un record. 

Il n'est pas facile d'analyser un scénario d'Aaron Sorkin parce que c'est le dialogue qui structure la scène, une joute verbale ressemblant à une partie d'échec où chacun tente de marquer des points. La caractéristique première du dialogue Sorkinien est qu'aucun des interlocuteurs ne va au bout de son explication, soit il est interrompu, soit il s'interrompt lui-même, cette approche ayant pour but de morceler l'idée, comme les pièces d'un puzzle, de sorte que la vue d'ensemble surgisse à la toute fin. Les silences sont en général chargés d'émotions et précèdent une offensive majeure contribuant ainsi à la montée dramatique. Il est fréquent également que les personnages parlent de deux sujets en même temps, d'une part pour créer une confusion amusante et d'autre part pour souligner l'angoisse des personnages.

Moneyball est l'illustration parfaite d'un homme qui doit défendre une idée envers et contre tous. Il y a d'abord le besoin qui engendre la nécessité, représenté ici par la disparité du plafond salarial des Athletics d'Oakland face à ses adversaires. Billy Beane commence par demander plus d'argent, mais essuie un refus du propriétaire.  Or, leurs critères de repêchages des A's sont les mêmes que ceux des autres équipes et tandis qu'il écoute ses recruteurs rabâcher les mêmes réflexions que d'habitude, le dg réalise qu'ils font fausse route. Le silence de Billy Beane devient alors le moteur dramatique de la scène: il les écoute sans rien dire, mais son langage corporel nous indique que toutes ces opinions d'experts ne mènent nulle part et en effet, moins il parle et plus l'analyse des recruteurs nous semble désuète et artificielle, allant jusqu'à évaluer la confiance des joueurs en fonction de leurs copines.

Sorkin utilise le silence de Beane pour nous imprégner de sa prise de conscience tout en avilissant le discours des recruteurs. Quand il prend la parole, c'est pour les convaincre (et nous aussi) de voir les choses autrement. Il se heurte rapidement à un mur d'incompréhension et n'ayant rien de concret à proposer, les dépisteurs lui demandent poliment de les laisser travailler à leur façon, c'est-à-dire de la manière classique, reconnue et attestée par la MLB. Billy Beane bat en retraire et quitte la salle. Non seulement il n'a pas réussi à convaincre son équipe, mais il se retrouve isolé.

La révélation se produira lors d'une négociation avec les Indians de Cleveland.  Sorkin emploie la technique du "non-dit" pour construire sa séquence. Les personnages badinent au lieu de discuter, cachent leur intentions réelles ou répondent à coté de la question. Beane fait mine de ne pas être intéressé par les joueurs que Mark Shapiro lui propose puis, l'air de rien, évoque la possibilité d'un échange assortie d'une compensation financière. Tous les dépisteurs sont d'accord sauf un jeunot dans le coin qui murmure à l'oreille du coach. Suite à cette intervention,  Shapiro négocie à la baisse, refusant de payer le supplément. Beane commence par rouspéter, toujours avec humour, et finit par accepter, mais voilà que le jeunot remet ça et cette fois, les Indians retire leur offre complètement.

Toute cette tergiversation sert d'imprégnation à la rencontre qui va suivre car le trouble-fête s'appelle Peter Brand et sa méthode d'analyse des statistiques va permettre à Billy Beane de passer à l'Histoire. Dès qu'il sort du bureau de Shapiro, Beame l'aborde et le jeu du "non-dit" se poursuit sous la forme d'un interrogatoire, l'analyste répondant de manière vague aux questions de son interlocuteur. La  discussion se termine dans un stationnement sous-terrain, clin d'oeil à "deep troath" de All the president men, mais aussi à l'inconscient qui ne demande qu'à refaire surface. L'analyste explique alors à Beane qu'il base ses calculs sur des données statistiques que les dépisteurs n'ont pas tendance prendre en considération. C'est l'approche nouvelle que notre protagoniste cherchait et au lieu d'échanger un joueur, Billy recrute le jeune analyste. Les Indians, de leur coté,  le laisse partir parce qu'ils sont riches et n'éprouvent pas le besoin de renouveler leur vision des choses.

Le film s'applique à démontrer dans quel contexte une idée originale peut émerger mais aussi toute la résistance qu'elle va rencontrer sur son chemin.  Les scénaristes ponctuent le récit de cinq flashbacks où l'on assiste à l'ascension et la chute de Billy Beane en tant que joueur de MLB, les dépisteurs ayant surévalué son potentiel. C'est donc son échec personnel qui le prédispose à voir les choses autrement, mais on ne change pas les règles du jeu si facilement et d'un point vue cinématographique, la démonstration pourrait s'avérer ennuyeuse si les scénaristes n'avaient pas eu recours à des subterfuges pour dynamiser les scènes.

Aussi, quant vient le temps pour Billy Beane d'exposer sa stratégie aux dépisteurs, Sorkin utilise un de ses procédés favoris: la répétition.  Quelque soit l'explication que donne le directeur, son nouvel assistant fournit toujours la même réponse qui sonne du coup comme un slogan. Dans un premier temps, il s'agit de calculs statistiques, la présence sur but d'une équipe étant quantifiable, le chiffre magique à atteindre est 364, un nombre que Peter répète dès qu'on lui demande.  Une fois que tous les dépisteurs ont le chiffre bien imprimé dans la tête, Beane annonce ses choix de repêchage et à chaque objection, il donne la parole à Brand qui répond "Parce qu'il se rend sur les buts''. Le procédé est si efface qu'à la fin, ce sont les dépisteurs qui entonnent "He gets on base" pour éviter à Brand de répéter. Sorkin utilise donc un " ver d'oreille" pour donner de la crédibilité à un calcul mathématique complexe sans vraiment l'expliquer.


Ces procédés sont nécessaires parce qu'il n'y a pas de suspense dans le film, ni de revirements surprenants et la plupart des spectateurs connaissent déjà la fin de l'histoire, c'est donc la volonté des protagonistes qu'il faut réussir communiquer et le seul moyen d'y parvenir, c'est en créant une dynamique sous-jacente.  La marque de commerce d'Aaron Sorkin en tant que dialoguiste est la double conversation,  les personnages parlant deux sujets en même temps. Moneyball  s'en sert pour illustrer la fameuse remise en question qui survient au milieu du film. Tôt ou tard, il fallait que les protagonistes doutent de leur théorie et au lieu de nous présenter l'affrontement classique, les scénaristes ont concocté une scène rigolote où Beane procède à des échanges impromptus contre l'avis de Peter. Il s'agit de joueurs talentueux que le coach utilise pour contrecarrer la stratégie du directeur, certains d'entre eux pourraient même devenir des joueurs étoiles mais ne cadrent pas avec le schéma statistique. Les échanger relève néanmoins du sacrifice et tout en discutant au téléphone avec les autres directeurs qui redoutent une arnaque, Billy confronte son assistant pour savoir s'il croit vraiment à sa théorie. Si oui, il ne verra pas d'objection à ces échanges. La double conversation rythme la scène et ponctue le dilemme moral de Peter. Si la stratégie échoue, il perdra son emploi mais Billy lui rappelle que sa propre situation est bien pire et que par ce geste, il réitère toute sa confiance en leur stratégie.
Le scénariste Aaron Sorkin

L'objectif d'Aaron Sorkin est de donner vie à une idée abstraite, non pas en l'expliquant dans les détails, mais plutôt en communiquant l'audace et la fougue de ceux qui osent imposer leur vision. Quelque soit «l'artifice» qu'il utilise (silence, non-dit ou double discours), Sorkin s'en sert pour dynamiser le dialogue et montrer qu'une partie de la réussite réside dans l'art de l'exprimer et la défendre.  Le danger d'un film comme Moneyball était de plaire uniquement aux amateurs d'anecdotes sportives, les statistiques de baseball n'ayant rien de cinématographique. Sorkin et Zaillian parviennent à nous plonger dans l'histoire sans polariser l'intrigue autour d'un antagoniste ou avoir recours à des intrigues secondaires. C'est ce qui s'appelle accomplir un tour de force...

Prochain volet : Charlie Wilson's war (Mike Nichols, 2007)




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