mercredi 11 février 2015

Adaptation (Charlie Kaufman PARTIE 2)



Après le succès de Being John Malkovich et la reconnaissance immédiate de son travail en tant que scénariste, Charlie Kaufman ne pouvait être qu'ébranlé. Fidèle à lui-même, il utilise cette matière pour enrichir l'oeuvre suivante. Cette fois, c'est l'ego qui l'intéresse, le narcissisme en tant que moteur créatif.

Approfondissant la notion de mise en abîme, il fait de lui-même un personnage du récit (interprété par Nicolas Cage), angoissé par le succès de son film précédent, une productrice lui demande d'adapter une série d'articles parus dans le New-Yorker: "Le voleur d'orchidées". D'un coté, nous suivons la journaliste Susan Orlean écrivant son article sur  John Laroche (Le voleur) et de l'autre, Charlie Kaufman cherchant le bon angle pour adapter le bouquin au grand écran. Pour les besoins de la cause, Charlie a un jumeau identique, Donald, bien dans sa peau et libre de toutes angoisses narcissiques. Lui aussi veut devenir scénariste  mais n'ayant pas les préoccupations artistiques de son  frère, il concocte un suspense archi-convenu à propos d'un tueur en série. 

John Laroche est le point départ de toute l'histoire, le narcissique typique: "Je ne suis le gars le plus intelligent que je connaisse", se plaît-il à dire. Vantard et sûr de lui, son allure délabrée renforcent nos préjugés à son égard. Pourquoi fanfaronne-t-il ? se demande-t-on. Et pourtant, John Laroche représente le bon coté du narcissisme: proactif, débrouillard et transparent, il se moque de ce que les autres pensent et n'est jamais à cours d'idées. Comme Donald,  il ne cherche qu'à être heureux et profiter de la vie. C'est un homme loyal qui se fiche des conventions sociales.

Sur le plan narratif, il représente l'absence d'inhibition,  la possibilité d'être en contact avec son "moi" profond.  C'est la quête ultime de tout artiste: trouver l'histoire qui illustre le mieux son for intérieur, l'introspection à l'état pur. Pour y parvenir, il ne suffit pas de revendiquer quelques lubies, il faut être capable de trouver en soi la zone sensible, celle qu'on ne veut pas que les autres découvrent. En général, c'est un mélange d'émotions viscérales, de souvenirs déformées et de fantasmes récurrents. Il en résulte souvent des images précises mais inavouables, trop chaotiques pour être facilement descriptibles et surtout, très loin des standards en vigueur. C'est un peu ce qu'incarne Chris Cooper dans le rôle de John Laroche, un type grossier, peu raffiné, à l'apparence douteuse, mais qui avance sans se soucier de l'opinion des autres. C'est le sujet brute d'une histoire, l'inspiration première, trop bizarre et atypique pour intéresser le commun des mortels.

La deuxième facette du narcissisme, c'est à travers le personnage de Susan Orlean qu'on l'explore. Journaliste accomplie et  femme de carrière, elle est la championne des apparences trompeuses. C'est l'incarnation de la réussite sociale et du standing à tout prix. Modèle de stabilité et de courtoisie, elle finit par pousser Laroche à commettre un meurtre pour s'assurer que son image ne soit pas ternie. Son narcissisme n'est pas visible ni exprimé, c'est dans le regard des autres qu'elle le puise, tout le contraire de Laroche.

Elle représente le "surmoi" du créateur, les tendances du moment, les exigences de l'industrie. Son narcissisme prêche par l'exemple, s'enrobe de professionnalisme et de bonnes manières. Elle et McKee (le spécialiste en scénarisation) n'ont que faire de l'authenticité, seules les conventions ont de l'importance.  D'un point de vue narratif, c'est l'obligation de donner à notre fantasme une dimension universelle, souvent par le truchement d'une intrigue. Kaufman va d'ailleurs terminer son film par une course poursuite suivie d'une fusillade dans les marécages, le genre de clichés qu'il s'était promis d'éviter. On peut y voir un pied-de-nez à Hollywood mais le film en souffre. Cette finale conventionnelle détonne comparée à l'originalité de l'ensemble.

Enfin, le dernier stade du narcissisme et l'ultime étape du processus créatif, c'est l'empreinte personnelle de l'auteur, symbolisé ici par le personnage de Charlie Kaufman. En apparence, son manque de confiance en lui n'est pas du narcissisme et pourtant, son besoin d'être rassurer n'est rien d'autres qu'une manière d'attirer l'attention sur lui. D'ailleurs, il reproche sans cesse à son frère jumeau de ne pas employer les bons mots, signe de la haute estime qu'il a de lui-même mais c'est aussi l'aveu que son propre langage n'est que parure. Angoissé à l'idée de ne pas être à la hauteur, ses préoccupations artistiques concernent moins le bouquin de Susan Orlean que son incapacité à trouver sa propre place dans l'histoire, à laisser sa marque. Son narcissisme l'empêche d'être fidèle au texte. Son but n'est pas d'adapter "Le voleur d'orchidées', il veut en faire SON oeuvre. Toutes ses jérémiades sur le syndrome de la page blanche, les limites de son talents et ses difficultés à rendre justice au texte de Susan Orlean cache en réalité un besoin de reconnaissance et une volonté d'en être l'auteur, de faire en sorte que son nom sur l'affiche soit plus important que celui de Susan Orlean.   En bout de ligne, il écrira un scénario sur ses difficultés à adapter le bouquin de Susan Orlean, s'octroyant du même coup le rôle principal.  Le film ne s'appelle pas "Le voleur d'orchidée" mais "Adaptation". Notez que livre original existe vraiment et que la vrai Susan Orlean travaille toujours au New-yorker.

La vraie Susan Orlean
Cette personnalisation,  à ne pas confondre avec l'inspiration de départ trop décousue pour être une signature, est essentielle dans le processus créatif. C'est elle qui donne la couleur au récit, l'impression générale qui se s'en dégage. Dans Adaptation, cette signature prend 2 formes. D'une part, les mises en abîme -  marque de l'auteur - et d'autre part, cette mélancolie qui habitent les personnages principaux, angoisses existentielles, manque de confiance en soi, remise en question, des traits de caractères récurrents d'un scénario à l'autre et qui semblent déteindre sur l'ensemble de protagonistes à divers degrés, signe que c'est le scénariste qui s'exprime. C'est sa manière à lui de les rendre plus humain, sûrement un trait dominant dans sa propre personnalité. Il n'empêche que sans cette touche personnelle, le film n'aurait pas d'âme.

Fait intéressant, le scénario de Donald, le frère de Charlie, s'intitulera "Les 3", clin d'oeil au trois points de vue que le scénariste adopte pour écrire son histoire. Avec Adaptation, Kaufman explorait les différents niveaux d'introspection qui permettent à un auteur de créer une oeuvre personnelle. Le narcissisme est nécessaire à cette exploration, d'une part pour différencier les idées personnelles de celles qui le sont moins, mais aussi pour oser les exposer sans trop les intellectualiser un narcissique peut regarder ses propres bobos avec les yeux d'un enfant. À niveau créatif, c'est une forme de courage et d'audace, deux traits de personnalités qui permettent aux meilleurs de se distinguer.

À noter: l'article sur "Eternal sunshine of the spotless mind" suivra sous peu. 
 
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