vendredi 13 février 2015

L'année de toutes les violences

 
 

J'aime beaucoup J.C. Chandor, réalisateur méconnu et bourré de talents. Son premier film "Marge de manoeuvre" sur la crise boursière de 2008 était une illustration à la fois mordante et raffinée du monde de la finance. Sa deuxième oeuvre "Seul en mer" accomplissait l'exploit de nous tenir en haleine malgré l'absence de dialogues et l'unique présence de Robert Redford à l'écran pendant 2 heures.  On comprend qu'avec A most violent year, Chandor voulait encore une fois changer de registre. Le seul point commun entre ses deux premiers films était d'être, en quelques sortes, des huis-clos. Ici, ce n'est pas le cas et en bout de ligne, c'est peut-être la source du problème. On sent l'isolement du personnage principal, coincé dans une situation inextricable, mais l'histoire se perd en intrigues secondaires.  Il en résulte un film décousu qui manque cruellement de scènes fortes.

N'importe quelle prémisse peut s'avérer intéressante à condition de trouver le bon angle pour la raconter, celle d'un petit marchand de mazout qui veut jouer dans la cour des grands sans y perdre son âme, ne manquait pas de potentiel. Entre les allégations de corruption qui pèse sur lui, l'argent qu'il doit trouver pour honorer une dette faramineuse et le vol de ses camions par des concurrents, Abel Morales est un homme aux abois. Son objectif pourtant est de surmonter les obstacles tout en restant honnête. 

Déjà le nom du personnage est évocateur, Abel Morales, la morale de celui qu'on jalouse. Cette référence biblique est d'autant plus troublante que notre homme est loin de faire un métier honorable. En 2015, on a du mal à croire à la grandeur d'âme d'un vendeur de pétrole. On pense tout de suite à Giant de Georges Stevens ou There were be blood de P.T. Andersen, on s'entend à le voir passer du coté obscur, persuadé que sa chute n'en sera que plus dure, mais non, Abel reste dans le droit chemin. Oh, il ferme bien les yeux sur quelques magouilles de son entourage mais rien qui puisse l'empêche de monter au ciel. Ses employés se font battre, tirer dessus et lui, pendant ce temps, il cherche de l'argent, non pas comme un entrepreneur avide et égoïste, mais plutôt à la manière d'un homme d'affaire un peu stressé qui a peur de perdre son bout de terrain. Jamais l'histoire ne le confronte vraiment à ses limites. Il reste dans sa zone de confort et même ses concurrents s'avèrent en définitive plutôt mous. Bien sûr,  tout est dans le non-dit, on devine que sa morale est de plus en plus élastique mais ce sera pour la prochaine fois. En attendant, on a droit à un film sans climax ni enjeux dramatiques véritables. 

À bien des égards, L'année de toutes les violences donne l'expression d'être un huis-clos qui s'ignore. On passe d'un lieu à l'autre, d'une situation à l'autre, alors que tout se résume aux efforts d'un homme pour sauver son entreprise. Presque toutes les séquences qui se déroulent à l'extérieur de l'usine semblent sortir d'un autre film. Au lieu de resserrer l'étau autour de lui, elles donnent la parole à des protagonistes sans importance. À titre d'exemple, l'agression des employés de l'usine par des malfrats ressemble à des scènes d'actions plaquées au milieu d'un drame psychologique.  Ces personnages sont trop secondaires pour nous émouvoir. De même, les rencontres inopinées entre Morales et l'enquêteur de police à divers endroits brouillent la notion du temps et affaiblit le suspense. On sent derrière ce va-et-vient constant la volonté de donner un souffle épique au récit alors que c'est le contraire qui se produit. Je pense à ce rendez-vous improbable au milieu d'un champ. Sans vendre la mèche, disons seulement qu'en toute logique, l'échange aurait dû se dérouler au commissariat ou du moins à l'usine. À force de multiplier les trames narratives, Chandor perd de vue l'essentiel du récit: le désespoir d'un homme qui se retrouve de plus en plus isolé. 

J'imagine le même film, mais dont l'action se déroulerait en grande partie dans le bureau d'Abel Morales. La même course contre la montre, le même policier qui enquête, les mêmes détournements de camions mais cette fois racontés du point de vue de Morales, essayant d'éteindre les feux, de négocier des ententes à l'amiable, coincé dans son bureau, harcelé de toutes parts, sans savoir si le prochain visiteur ou le prochain appel lui sauvera la vie ou, au contraire, empirera la situation. La structure narrative que j'évoque ici est celle de Margin call, son premier film.  L'isolement des personnages dans leur tour à Wall Street, aux petites heures du matin, rendait la situation insoutenable. Ils avaient jusqu'à l'ouverture des marchés le lendemain pour prendre une décision. De même, dans A most violent year, Abel n'a que quelques jours pour trouver l'argent qui le sauvera de la faillite. La dispersion de l'intrigue empêche le film de trouver son rythme, de générer une tension véritable. L'impression qui s'en dégage, c'est que le sujet est personnel mais que le traitement est emprunté, comme si Chandor essayait - lui aussi - de jouer dans la cour des grands.

Le but du film était de nous montrer le parcours d'un homme qui marche sur la ligne qui sépare le bien du mal. L'angle artistique choisi est le non-dit. Chandor laisse aux personnages secondaires le soin de dramatiser l'histoire. En toute circonstance, Abel Morales prône l'honnêté et la retenue, sa vision des choses n'évolue pas vraiment au cours du récit. Sa courbe psychologique est très subtilise. On sent sa morale vaciller, on goûte l'ambiguïté de ses silences, mais jamais les évènements ne l'obligent à enfeindre ses propres règles. Si l'histoire était tirée d'un fait vécu, on aurait pu mettre ce manque de tension dramatique sur le compte de l'authenticité, mais ce n'est pas le cas. Chandor a voulu dépeindre un modèle d'entrepreneurship acceptable à défaut d'être parfait, mais le constant demeure: le film se perd dans un amalgame de scènes en pièces détachées, trop polies et délavées pour constituer une image forte.  On ne peut que rêver au potentiel de cette proposition si elle avait bénéficiée d'une unité de temps et de lieu comme Chandor sait si bien le faire...

**1/2


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