samedi 7 février 2015

Dans la peau de John Malkovich (Charlie Kaufman - PARTIE 1)

Le scénariste Charlie Kaufman a beaucoup réfléchi sur les mécanismes de l'imaginaire. Rarement un artiste s'est autant inspiré de son processus créatif pour inventer des histoires, d'où leurs caractères originaux puisqu'elles ne sont pas modelées sur un schéma narratif classique mais plutôt sur l'approfondissement d'un sujet en particulier.

Procédant à chaque fois par un jeu de mise en abîme qui oblige le spectateur à s'interroger sur ce qu'il voit à l'écran, Kaufman analyse les motivations que sous-tendent une volonté artistique. Dans cette optique, Being John Malkovich (1999) est peut-être le plus emblématique. On peut même dire qu'entrer dans la tête de quelqu'un d'autre est le thème central de son oeuvre. Conscient de cette utopie, Kaufman se confronte à l'impossibilité d'y parvenir et donc, partant de là, s'interroge sur la portée d'une illusion. Comment pousser une idée saugrenue aussi loin que possible sans perdre le fil et ultimement faire en sorte qu'elle demeure significative ? Déjà le symbolisme du placard qui permet d'entrer dans la tête d'un acteur connu en dit long sur l'intention de l'auteur. À n'en pas douter, nous somme dans l'allégorie. Il n'invente pas une machine pour justifier le transfert, ni ne cherche à l'expliquer. Il utilise plutôt un métaphore, celle du placard. D'ailleurs, le personnage de Lotte ( la femme de Craig), refoule des pulsions transgenres et utilise le placard pour se mettre dans la peau d'un homme, ce qui lui permettra ironiquement de "sortir du placard". 

Un tel stratagème n'aurait pas eu sa place dans un film réaliste, ni même fantastique. Kaufman ne cherche pas donner de la crédibilité à son histoire, il s'efforce plutôt de développer une pensée, d'où le recours à un acteur bien réel.  Si nous étions entré dans la tête d'un personnage de fiction, le film aurait pu se lire comme un conte de fée. En demandant à un comédien connu de jouer son propre rôle, il brise le miroir,  empêche le public d'y croire, de se laisser porter par l'histoire.

Pour amener le spectateur a intellectualiser ce qu'il voit, le scénariste commence par identifier clairement les "ficelles" de son récit. Craig est marionnettiste et vit avec Lotte, une maniaque des animaux qui n'est pas très jolie. Celle-ci est interprétée par Cameron Diaz, une actrice reconnue pour sa beauté, obligeant du coup le spectateur à prendre conscience des faux-semblant. Nous avons d'une part la métaphore des marionnettes et d'autre part le jeu des illusions. Malgré cela, les premières minutes du film se veulent réalistes. On nous présente ce couple mal assorti qui vit dans un appartement modeste, une réalité que nous connaissons tous.

Or, pour arriver à ses fins, Kaufman doit dérégler les codes du cinéma réaliste sans tomber dans le fantastique ou la science-fiction. C'est ainsi que Craig décroche un emploi dans un bureau situé au septième étape et demi d'un immeuble. Dans ces locaux, les employés doivent se promener accroupis parce que les plafonds sont trop bas. Cet entre-deux étage, d'un point de vue narratif, est à mi-chemin entre le réaliste et l'absurde. C'est un défaut de construction, précise-t-on, le loyer est moins cher, etc, autant d'explications qui permettent au spectateurs d'y croire, même si le visuel des scènes frôle le surréaliste. Qui ne s'est jamais senti à l'étroit au bureau ?

Ainsi conditionné, le public apprécie d'autant mieux la métaphore du film. À cet égard, si on entre dans la tête de John Malkovich par un placard, on atterrit dans le fossé d'un autoroute en sortant, métaphore de l'accident. Autrement dit, c'est un fantasme d'entrer dans la tête des gens, mais en abuser risque d'avoir des conséquences fâcheuses.

La table est mise pour réfléchir au pouvoir de l'illusion. Maintenant que le public a compris le principe, Kaufman entre dans le vif d'un sujet. Pour être intéressante, une idée doit mener à une prise de conscience. Le défi que s'est imposé le scénariste, c'est d'y parvenir malgré l'absurdité de sa proposition. Le spectateur ne va pas s'identifier à un type qui entre dans la tête de John Malkovich.  Il ne peut s'identifier qu'aux motivations que sublime un tel désir. Dans le cas de Craig, ce sera la possibilité d'entamer une carrière de marionnettiste. Il utilise la notoriété de l'acteur pour se faire connaître du monde entier. C'est le besoin de reconnaissance qui le motive. Le succès qu'obtient Malkovich en tant que marionnettiste provoque d'abord l'euphorie chez Craig, la confirmation de son talent, mais très vite ce contentement se transforme en frustration. Il ne veut pas juste pratiquer son art, il veut également être reconnu. Pour l'auteur, c'est dans cette dualité que réside le véritable moteur de la créativité.

L'autre aspect dont il est question, c'est l'identité. Si Craig a besoin de revendiquer sa propre identité, ce n'est pas le cas de Lotte qui ne demande pas mieux que d'en changer.  C'est la distinction entre le désir et le besoin. La reconnaissance du talent, plaide l'auteur, relève du désir alors que l'affirmation  de l'identité relève du besoin. C'est en explorant son identité que l'artiste développe son talent. Mais quelques soit les motivations derrière une idée, elle a besoin du regard de l'autre pour s'émanciper.

Cet Autre, dans le film, c'est Maxine (Catherine Keener), l'objet de désir de tous les personnages. Pour elle, le placard est une opportunité, une occasion d'affaire. Elle ne veut pas entrer dedans, juste le monnayer.  Elle représente le pouvoir, le regard du public. À la fin du film, Maxime se marie avec John Malkovich et tous ceux qui ont vécu dans sa tête se retrouvent dans l'esprit d'Emily, l'enfant du couple, métaphore ultime de l'infantisation  de ceux qui rêvent d'être quelqu'un d'autre.

En sommes, le film explore l'influence des fantasmes sur l'imaginaire et ses ramifications dans l'inconscient affectif. Craig utilisera la notoriété de John Malkovich pour pratiquer son métier de marionnettiste mais très vite le public se détournera de l'acteur. Le talent de Craig est une illusion, tout comme l'âme masculine de Lotte. Ces deux personnages sont la proie de fantasmes qui les poussent à vivre dans l'imaginaire plutôt que dans la réalité. Ce que nous dit Kaufman, c'est que la nature de la créativité est d'insuffler une part de vérité (de sincérité) à des chimères ancrées au fond de nous et la création qui en résulte, quelle soit rassembleuse ou non, restera toujours le fruit d'une blessure.
Charlie Kaufman (2008)
L'analyse du film "Adaptation" suivra sous peu.


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