mardi 17 février 2015

Du soleil plein la tête (Charlie Kaufman PARTIE 3)




Avec "Du soleil plein la tête", Charlie (je me permets de l'appeler par son p'tit nom) s'interroge sur la mémoire affective, ces souvenirs qui nous façonnent, pour le meilleur et pour le pire. Poursuivant sa réflexion sur le processus créatif, il explore l'imaginaire d'un point de vue identitaire, la relation entre notre histoire personnelle et nos émotions récurrentes, comment ils s'amalgament et se confondent pour former notre perception du réel.  En explorant la manière dont ils interagissent avec l'imaginaire, Kaufman s'intéresse en sommes à nos sources d'inspiration.

Précisons d'abord que l'idée originale du film vient de Michel Gondry (le réalisateur) qui lui-même s'est inspiré de Boris Vian (L'herbe rouge & L'arrache-coeur). Nous n'allons pas ici distinguer les différentes influences, le but  étant de réfléchir sur le processus créatif à travers l'oeuvre de Charlie Kaufman. Cela dit, Eternal sunshine of the spotless mind est le moins "Kaufmanien" des quatre films nous traitons. D'une part, il n'y a pas de mises en  abîme véritables. Les passages du rêve à la réalité restent dans un cadre fictionnel, suivant une logique interne que le film s'emploie à justifier. Nous sommes dans le domaine de la science-fiction. D'autre part, aucun des personnages n'est un artiste de métier, ce qui nous oblige à interpréter l'ensemble au deuxième degré. Il ne fait aucun doute cependant que Kaufman utilise cette prémisse afin de poursuivre son raisonnement sur l'art et la construction d'une histoire, qu'elle soit identitaire ou fictionnelle.
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Cette fois, nous suivons Joel Barish, un gars en peine d'amour qui, apprenant que son ex-copine s'est fait effacer la mémoire pour l'oublier, décide d'en faire autant. Pendant l'opération - qui se déroule chez lui sous la supervision de techniciens -  Joel change d'idée mais ne parvient pas à se réveiller. Conscient d'être en train de rêver,  il tente par tous les moyens de sauvegarder le souvenir de Clémentine à mesure que sa mémoire l'efface. La quête du personnage consiste donc à échapper au lavage de cerveau. Le film commence avec les retrouvailles inopinées des protagonistes qui retombent en amour sans se rappeler l'un de l'autre et à la fin, bien qu'ayant découvert la vérité, ils décident de se donner une nouvelle chance, peu importe que leur couple soit voué à l'échec ou non.  
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La mémoire de Joel contient 3 types de réminiscences. La première concerne les souvenirs à proprement parlés, définis dans la temps (le passé)  et immuables. Ce sont des moments tristes pour la plupart qui témoignagent de l'éloignement du couple. Puisque la lobotomie efface les souvenirs à rebours, les pires sont les premiers à disparaître. Visuellement, ils sont présentés en temps réel, très proche de la vie quotidienne sauf que les personnages ont conscience de ne pas être dans la réalité. La pluie de voitures qui tombent quand Clémentine le quitte (symbole de son monde qui s'effondre) n'impressionne ni l'un ni l'autre. L'imagination de Joel est au service de ses émotions et s'applique à "mettre en scène" son ressentiment.  Certains souvenirs sont totalement négatifs comme celui du restaurant (reproches mutuels). D'autres, par contre, s'avèrent plus nuancés et montrent la dynamique à l'intérieur du couple, par exemple lorsque Clémentine parle d'avoir un enfant et que Joel répond qu'elle est trop immature. Ce souvenir précède une séquence où il  fait semblant d'être mort pour attirer son l'attention,  mais Clémentine l'ignore, ces "enfantillages" ne l'intéressent pas. On découvrira plus tard que cette symbolique de la mort était un de leurs jeux amoureux, chacun faisant semblant d'étouffer l'autre avec l'oreiller pour savoir lequel des deux serait le plus crédible. Quoi qu'il en soit, ces souvenirs font références à des "tranches de vie", facilement identifiables et interprétables. Elles s'effacent d'un coup, Clémentine disparaît tout simplement et Joel se retrouve ailleurs.
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Du point de vue créatif, ces souvenirs virulents symbolisent nos inspirations du moment, liées à des préoccupations immédiates, les fameux éclairs de génie ! En apparence, ils sont objectifs, forts et universels. L'évidence saute aux yeux et leur pouvoir d'évocation touche directement notre intellect. Ce sont des déclencheurs. Dans le film, l'éclair de génie, c'est la machine en tant que telle.  Quel auteur n'a jamais eu un l'idée d'une machine aux propriétés extraordinaires?  Sur le plan créatif, c'est le monde des possibles. On commence à écrire et on se rend compte que notre machine, aussi géniale soit-elle, n'a aucune valeur en soi. C'est l'histoire qu'elle nous permet de raconter qui a de l'importance. Si l'intrigue vise essentiellement à lui donner de la crédibilité, on perd l'intérêt du public. Malgré tout, il ne faut pas négliger ces éclairs de génie passagers, ils forment souvent un cadre naturel pour approfondir un sujet en particulier.
                                                 
Cela nous amène au deuxième type de réminiscence: les rêves.  À mesure que la machine remonte son histoire intime avec Clémentine, les souvenirs de Joel lui font revivent des émotions positives, comme celle sur le lac gelé où il est conscient de vivre un moment privilégié, de toucher au bonheur. L'effacer reviendrait à perdre la clé du mieux-être, lui qui fut mélancolique et morose toute sa vie. Il comprend alors qu'oublier un tel moment est beaucoup plus graves que d'avoir à supporter les mauvais. Dès lors il tente d'intervenir.  Sa prise de conscience le pousse à se défendre, il prend la fuite avec Clémentine et se comporte, en quelques sorte, comme un "électron libre" dans sa propre mémoire. Les souvenirs deviennent alors des rêves en ce sens qu'ils nous apparaissent fragmentés, fugaces et difficiles à interpréter, c'est un kaléidoscope de moments vécus dans lequel Joel circule pour trouver une cachette. Cette fuite n'est pas encore une quête. Elle le deviendra quand il revit l'épisode de la bibliothèque. Au début du film, il va voir Clémentine sur son lieu de travail et constate qu'elle ne se souvient plus de lui. C'est suite à cet événement que Joel décide de se faire lobotomiser. Quand vient le temps d'effacer ce stigmate, il remarque la présence de Patrick et réalise que le technicien de chez Lacuna tente d'usurper son identité pour séduire Clémentine. Sa peur se transforme alors en révolte et au lieu de fuir à travers ses souvenirs, il entreprenant de saboter sa lobotomie. 
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Cette quête pour échapper à l'oubli illustre bien la deuxième source d'inspiration: la filiation de souvenirs sensitifs. Sur le plan créatif, ce sont des idées récurrentes qui définissent notre sensibilité artistiques, nos thèmes de prédilection. En général, il s'agit de projections liées à un souvenir précis dont l'émotion ressentie est devenu un baromètre, un point d'encrage. Dans le film, l'indifférence de Clémentine à la bibliothèque fait référence à l'indifférence de sa mère lorsqu'il se cachait sous la table étant enfant. Le premier événement le pousse à se faire lobotomiser et plus tard, il ira se réfugier dans le second pour échapper au mécanisme de l'oubli. Ce lien (un peu facile) donne néanmoins une âme au personnage car il permet d'en saisir la profondeur. Alors que la première source d'inspiration, l'éclair de génie, déclame une vérité, la seconde s'efforce de relier entre elles des expériences éparses, sans lien apparent, mais qui sont en vérité différentes facettes d'une même émotion. Ici,  c'est le sentiment d'impuissance qui prédomine. La scène où des bambins encouragent le petit Joel à tuer un oiseaux explique sa mélancolie d'adulte, mais le vrai coup de génie sur le plan narratif, c'est l'intervention de Clémentine qui s'en suit. Elle n'était pas là à l'époque bien entendu mais peu importe puisqu'elle est devenue celle qui lui a permis de se sentir mieux. On comprend alors le rôle symbolique qu'elle tient dans son existence, un rôle qui dépasse la notion du couple. De même, une bonne inspiration ne se résume à une seule idée, c'est une plaque tournante dont le point d'origine est assez profond pour générer une réflexion permanente.
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La troisième et dernière réminiscence relève du délire, quand l'imagination s'inspire de vagues souvenirs pour créer sa propre vision. Je parle ici des scènes où Joel se voit enfant et même bébé. Ces scènes cocasses n'ont rien de réalistes. C'est une vision idéalisée de l'enfance dans laquelle Joel se projette avec Clémentine dans l'espoir d'échapper à la machine. Les références sexuelles sont nombreuses, soulignant autant le complexe d'Oedipe du personnage que l'aspect fantasmagorique de ses visions.  Ce triomphe de l'imagination sur la mémoire sera toutefois de courte durée puisque ce n'est pas une solution souhaitable. L'imagination ne doit jamais remplacer la mémoire. La séquence se termine d'ailleurs par un symbole fort: le bébé emporté par l'eau du lavabo, clin d'oeil à l'expression populaire qui nous rappelle de ne jamais perdre de vue l'essentiel.
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Sur le plan créatif, ces délires font  référence à notre jardin secret. Il y a un danger à laisser notre imagination instrumentaliser nos mythes fondateurs, ces parties trop intimes de soi pour être exploitées. Il ne s'agit pas ici de rêverie érotique mais de l'origine même de nos fantasmes. Quiconque s'est risqué à faire de l'introspection excessive sait de quoi je parle: cette zone incestueuse, volcanique et malsaine qui ne saurait être une représentation juste de nous-mêmes et qui pourtant existe, enfouie dans un imaginaire à la fois personnel et collectif, comme si elle  appartenait à l'espèce humaine avant l'individu.  Ces jardins secrets constituent la source même de nos inspirations. Malheur à celui qui l'expose au grand jour. Il faut s'en inspirer au compte-goutte, la diluer. Les racines de notre jardin secret ne sont pas d'intérêt public. Par contre, trouver le moyen de les exprimer, dans extraire la substance métaphorique est le processus créatif le plus profitable qui soi. Les détours qu'elles nous obligent à prendre sont garantes d'une structure narrative originale et authentique. En bout de ligne, nous n'aurons pas dit forcément "les vraies affaires" mais les efforts déployés pour y parvenir touchera le coeur de ceux qui comprennent à demi-mots. 
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Il y a peu de choses à dire sur le contexte science-fiction d'Eternal sunshine of the spotless mind. Loin de vouloir donner de la crédibilité à l'aspect technique, le film décrit plutôt les scientifiques du laboratoire Lacuna comme de écervelés qui ne pensent qu'à boire et à baiser. Leurs péripéties ne servent en fait qu'à établir la morale du récit, tant l'histoire d'amour entre Mary et son patron que le triangle amoureux unissant Patrick au couple lobotomisé plaident pour la même conclusion, à savoir que les sentiments sincères sont plus forts que l'empreinte des souvenirs. Cela dit, c'est loin d'être un défaut puisque le film s'emploie justement à décortiquer la complexité d'une émotion tandis que la mise en scène illustre avec brio la valeur symbolique, et donc subjective, des souvenirs. Je m'en voudrais d'accorder tout le crédit à Kaufman alors que la réalisation de Michel Gondry est autant, sinon plus, significative que le scénario. Il a su mettre en images la structure d'une pensée avec son lot de références émergentes et l'émotion comme vecteur transitoire, la conscience éclairant certains détails à la manière d'une lampe torche alors que d'autres sombrent dans l'oubli. On sent l'influence de la culture française sur cet objet hollywoodien et c'est peut-être ce qui donne au film son atmosphère si particulière. Après tout, c'est ça la beauté du cinéma.


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