jeudi 26 février 2015

Synecdoche, New-York (Charlie Kaufman PARTIE 4)

Consacré auteur dès son premier film, Kaufman signe sa première réalisation en 2008 avec Synecdoche, New-Yorkune oeuvre sans compromis où le scénariste s'engouffre dans ses propres lubies et utilise la caméra pour filmer des idées bien plus que des images. Il en résulte un film profond, lourd, parfois magique, dont la fin justifie les moyens. Explorant de manière démesurée, mais non moins pertinente, la notion de mise en abîme, Charlie s'interroge sur la perception qu'un auteur a de son propre imaginaire, sa façon de l'interpréter et de la mettre en images.

Le film raconte l'histoire de Caden Cotard (Philip Seymour Hoffman), un metteur en scène hypocondriaque qui obtient une bourse illimitée pour monter une pièce de théâtre dont la création s'étalera jusqu'à sa mort. Il met en scène sa propre vie et à mesure que les membres de la distribution joue un rôle significatif dans son existence, il engage d'autres acteurs pour les interpréter.

Pour ses films précédents, Kaufman avait pu compter sur le travail deux réalisateurs chevronnés, Spike Jone & Michel Gondry, réputés pour leur créativité visuelle.  Les making of qu'on trouve sur les DVD insistent beaucoup sur la liberté que ceux-ci accordaient aux acteurs, la possibilité d'explorer de nouvelles approches etc. C'est d'ailleurs un traits important chez Caden Cotard, le metteur en scène, qui laisse les comédiens faire un peu n'importe quoi, au point d'ailleurs de "réécrire le scénario" de sa propre vie. Si Synecdoche est un film très Karmanien, on aura tôt fait de remarquer qu'il l'est même un peu trop.

D'entrée de jeu, on est surpris par l'atmosphère plus lourde que d'habitude dans l'oeuvre de l'auteur. La névrose des personnages prend toute la place, ils sont amers et mal dans leur peau. Certes, l'hypocondrie et la dépression faisaient déjà partie de son univers, mais elles s'enrobaient d'humour (Adaptation) ou de mélancolie (Eternal sunshine), deux formes plus légères qui permettaient de dire les choses sans nuire au plaisir du spectateur. Cette fois on insiste, chaque scène est une variation sur ce thème. Alors que John Cusack, Nicolas Cage et Jim Carrey - de par leur casting naturel - nous empêchaient de prendre leur malheur trop au sérieux, Philip Seymour Hoffman joue sans énergie, apathique et morose du début jusqu'à la fin. On en conclura que la vitalité des opus antérieurs était le fruit des réalisateurs.

L'originalité de Kaufman réside en grande partie dans l'univers qu'il crée, cet entre-deux-mondes dans lequel ses personnages sont coincés, méandres fantasmagoriques de l'esprit humain. Si la recherche visuelle est présente dans Synecdoche, elle se résume cette fois à de simples éléments de décors. Toutes les trouvailles servent de métaphores, plus littérales que graphiques, comme si l'image puisait sa source dans les mots et non la vision.  Par exemple, la maison d'Hazel en feu depuis 20 ans méritait un meilleur traitement ; la secrétaire ayant été amoureuse de son patron tout ce temps, il est inutile d'en expliquer le symbolisme. Malheureusement, l'idée se résume à quelques flammes en arrière-plan et un peu de fumée, jamais ce contexte particulier ne joue un rôle dramatique. Alors qu'un réalisateur plus visuel nous aurait fait sentir la chaleur, la combustion et le danger, Kaufman se contente de "montrer l'idée", soucieux avant tout de filmer les lignes de son scénario.

Il ne fait aucun doute que réfléchir en mots ou en images influence grandement notre façon de penser. Les mots nous obligent à rationaliser, à expliquer, à défendre nos idées. L'approche visuelle est plus instinctive, une image vaut mille mots. Si le littéraire nomme les choses, le visuel préfère les évoquer, la différence entre la mélancolie de Joel Barish et la dépression de Caden Cotard est manifeste. Gondry n'insiste pas sur la peine de Joel, on le voit pleurer dans sa voiture et cette image nous suffit. En revanche, Kaufman cherche à décrire l'angoisse de son personnage, multipliant les explications à sa femme, au médecin, aux acteurs. Le littéraire a peur de ne pas être compris. Le visuel s'en fiche, c'est l'impression qui compte. L'action supplante le dialogue.

Mais revenons à la construction narrative de Synecdoche, New-York. Le scénario fonctionne sur la logique des poupées russes. Du moment qu'un acteur fait preuve d'initiative et apporte une contribution singulière à la pièce, il devient à son tour un personnage qui a besoin d'un acteur pour l'incarner.  Bien entendu, chaque comédien amène son lot de traits physiques et psychologiques qui modifient la perception de l'auteur. Les spécificités caricaturales, dont  chacun est affublé,  les oblige à jouer différemment. Très vite, une hiérarchie s'établit entre les différentes "imitations", chacun essayant de transcender le rôle et de s'imposer à sa manière. 

Par se procédé, Kaufman s'intéresse à la construction d'un personnage. Les impératifs de l'histoire empêche une description trop exhaustive des protagonistes. Il faut choisir certains traits, certains caractéristiques. On aimerait nuancer chaque qualité, chaque défaut, les relier à un souvenir précis mais la trame du récit limite nos options.  Kaufman illustre le problème en nous présentant différentes versions d'un même personnage. Très vite, chacun développe sa propre personnalité.  Quiconque a déjà écrit de la fiction est confronté au phénomène du détachement, l'impression que ses personnages prennent leurs propres décisions. N'oublions pas que la fonction de l'imagination est de trouver des alternatives. Son activité consiste à relier divers informations et les agencer de manière inusité. Toutefois, nous ne sommes pas "ouvert" à toutes les options. Nos valeurs, nos sentiments, nous interdisent d'envisager certaines possibilités. Les idées que nos personnages revendiquent sont le fruit d'une réflexion parallèle, établie selon des paramètres bien précis. Par exemple, l'écrivain qui invente une histoire de tueur en série sera confronté aux principes moraux. Ceux de l'auteur et de son personnage ne sont pas les mêmes. Il est donc normal que le tueur s'en détache.  C'est pour cette raison que Sammy (Tom Noonan) finira par mépriser Caden, bien qu'étant son double, parce leurs priorités diffèrent, l'un ne pense qu'à sa pièce, l'autre ne pense qu'à vivre.

La représentation de soi est un élément central du film. Caden Cotard essaye de monter une pièce à l'image de sa vie dans l'espoir d'en comprendre le sens,  mais à mesure que les acteurs approfondissent leur rôle, ils l'idéalisent, ce qui a pour effet d'amplifier le malaise de Caden face à lui-même, en conséquence de quoi il s'isole toujours davantage et finira par mourir sur l'épaule d'un personnage secondaire, tandis que la voix off de la metteur en scène (doublure féminine de lui-même) lui donne comme indication: "meurs !" En sommes, à force de se raconter sa propre histoire, il en est devenu lui-même un personnage.

Si la quête de Caden est l'authenticité, celle des "imitations" est la résilience, chacun essayant de donner un souffle nouveau à son personnage. Sammy est une version moins névrosée de Caden, plus social et empathique, mais ses qualités (tant désiré par Caden) le pousse au suicide parce qu'Hazel ne l'aime pas, elle s'est contentée de flirter avec lui comme Caden l'a fait avec elle. De même, la doublure d'Hazel est plus indépendante et libre que cette dernière. Ce jeu des perceptions fait référence à notre volonté de réparer les erreurs du passé, de sublimer notre vécu à travers la fiction, bien que l'exercice s'avère souvent utopique. Sammy sera remplacé par Ellen (Diane Wiest), une femme dont Caden adoptera la chevelure. Cette distanciation est l'expression de sa culpabilité envers Sammy. De concierge, Ellen est promue metteur en scène et dirigera Caden jusqu'à sa mort, signe qu'il dérive et s'identifie un peu à n'importe qui.  Il a perdu son identité.

Une autre réflexion intéressante concerne la relation de Caden avec sa fille Olive.   Au début du film, sa  femme s'enfuie avec leur enfant et son amante Maria en Allemagne. Plus tard, Caden découvre que sa petite Olive est devenue la muse de Maria qui l'utilise pour expérimenter différents tatouages. Olive finit d'ailleurs par mourir empoisonnée par l'encre de ses tatous et dans une scène pathétique où le père et la fille tentent de se réconcilier à l'aide d'un interprète (Caden parle anglais, Olive l'Allemand), la jeune femme mourante force son père à admettre son homosexualité alors que c'est elle-même et sa mère qui le sont en réalité.
Cette scène maladroite illustre la blessure originelle de artistes, celle qui le pousse à vivre perpétuellement dans l'imaginaire. L'enfant de Caden est devenue une oeuvre d'art fabriquée par celle qui lui a volé les amours de sa vie. L'incapacité de communiquer du père et de la fille traduit les difficulté de l'artiste à exprimer ce qui le ronge tandis que les tatouages sont autant de stigmates causés par cette douleur ; même s'ils l'empoissonnent, Olive les revendique passionnément parce qu'ils donnent une sens à sa vie. Quant à l'aveu, on peut y voir une tentative désespéré de trouver un compromis, que ce soit entre l'art et le commercial ou entre un scénariste et son réalisateur.

Au final, Synecdoche, New-York apparaît comme un exutoire, un film ambitieux qui s'enlise dans les métaphores et oublie de raconter une histoire. Le résultat prouve d'une part que la démarche de Kaufman est le fruit d'une réflexion approfondie et que d'autre part, son oeuvre a besoin d'un réalisateur visuel pour trouver un équilibre. Notons qu'après ce film. Charlie prendra une pause de plus de 7 ans. Il travaille présentement à l'adaptation du roman S.-F. Q.I 83 d'Arthur Herzog, à propos d'un virus débilitant qui menace d'éradiquer l'intelligence de la population mondiale. Poursuivant son exploration du cerveau humain, nous avons hâte de savoir ce qu'il a à dire sur l'intelligence.

  Ceci conclut notre dossier sur Charlie Kaufman  







samedi 21 février 2015

Deux jours, une nuit

On dit souvent que les idées les plus simples sont les meilleures. C'est aussi vrai pour une histoire. En ce qui concerne le dernier Dardenne, on peut même parler de pureté ! L'enjeu est si terre-à-terre que la question nous est renvoyée comme un boomerang. Qu'est-ce que j'aurais fait, moi ? Pour sûr, le film ne manque pas d'ambition.  On y parle de capitalisme, de mondialisation et de chômage mais cette fois, ce n'est pas les industriels mafieux qu'on pointe du doigt, c'est nous, le monde ordinaire, de simples salariés confrontés à un dilemme moral presque banal: choisir entre une prime ou le maintien en poste d'une collègue. Autrement dit, accepteriez de perdre 1000 euros (1425.00$ can) pour sauver l'emploi de quelqu'un d'autre ?  C'est la question que pose  2 jours 1 nuit

L'histoire est d'un réalisme saisissant: Une femme qui travaille sur une chaîne de montage, en congé de maladie depuis 4 mois, apprend que la compagnie a offert aux employés de couper son poste en échange d'une prime. Elle dispose d'un week-end pour les faire changer d'avis. Elle va donc frapper de porte en porte afin de plaider sa cause.  

La justesse des sentiments est une chose assez rare au cinéma. En général, ils sont trop habillés (les clichés) ou pas assez (les scènes déchirantes). Dans un cas comme dans l'autre, la magie s'envole, conscient que nous sommes d'assister à un spectacle, une performance. Le juste milieu est difficile à atteindre, surtout quand il s'agit d'émotions lourdes. Moi le premier, je ne vais pas au cinéma pour m'arracher le coeur. Non merci.  Un film se doit de me transporter, de me soulever de terre un minimum. Je suis comme ça. Superficiel, diront certains. Spectateur moyen, me sied mieux. Tout cela pour dire que 2 jours 1 nuit touche une une corde sensible sans nous casser le violon sur la tête. J'oserais même dire qu'on est rivé à notre siège jusqu'à la fin dans l'espoir de trouver une réponse satisfaisante pour nous-même.

Dès le départ, la quête de Sandra est claire: convaincre au moins 9 employés sur 16 de voter pour son maintien en poste. Pas le temps de (trop) s'apitoyer, il faut s'activer, arpenter  la ville, frapper aux portes et argumenter. C'est une course contre la montre. La contemplation méditative n'y a pas sa place. Comble du malheur, le contremaître de la compagnie  fait du lobbying téléphonique pour convaincre son équipe de choisir la prime. Invisible jusqu'à toute fin, il n'en reste pas un antagoniste omniprésent et inquiétant. Le film ne s'enlise jamais dans les scènes interminables, au contraire, le rythme est soutenu, voire même primordial. 

C'est peut-être ce qui rend les émotions du films si vraies, si prenantes. Le dilemme auquel sont confrontés les employés est à la fois rationnel et émotif. On ne parle pas d'un million, mais de 1000 dollars et pour nombre d'entre eux, c'est une somme non-négligeable. Ni Sandra, ni les collègues n'ont envie de s'expliquer en long et en large, on comprend vite que la honte et la compassion s'entremêlent dans cette affaire. Entre ceux qui acceptent de bon coeur et ceux qui refusent catégoriquement, il y a toute une palette de oui, nonpeut-être, je sais pas, autant de réponses auxquels on ne peut pas rester indifférent.  Le fait que le montant d'argent soit modeste rend encore leur réaction plus crédible parce que l'orgueil et la dignité pèsent dans la balance. On est loin de Robert Redford offrant 1 million de dollars à Demi Moore pour tromper son mari. Personne n'est confronté à un dilemme de ce genre. Mais seriez-vous prêt à trahir un collègue de travail pour une prime de 1000 $? Non seulement la question se pose, c'est un peu ce qui se produit chaque fois qu'une compagnie parle de restructuration.

Loin de dépeindre Sandra comme une simple victime d'injustice, les auteurs abordent la question sous un angle particulièrement délicat: le burn-out.  Même si elle affirme être guérie, on sent bien que ce n'est pas le cas. Elle gobe des Xanax comme des bonbons et son mari doit la ramasser à la petite cuillère à plusieurs reprises. Sans traiter le sujet de front, le film s'interroge sur l'impact de la maladie. Sur le plan individuel d'une part, Sandra a une côte à remonter. Marion Cotillard livre une performance extraordinaire dans le rôle d'une femme qui s'accroche et continue d'avancer malgré les écueils, soutenue par son mari qui agit lui-même en désespoir de cause. D'autre part, la dépression de Sandra touche également ses collègues. Ce n'est pas une employée qu'on vire sèchement à la fin de son quart de travail, mais une personne absente depuis des mois. L'équipe a appris à se passer d'elle, la chaîne de montage fonctionne quand même. Pour l'employeur, ça se résume à un simple calcul: soit on paye un salaire de plus, soit on le divise en bonus pour les autres.   Certes, la proposition est insidieuse, mais la question n'est pas là et c'est justement ce que rend la chose intéressante. Oui, l'employeur manipule mais la décision finale appartient aux employés. Le film ne se contente pas de plaider pour une morale gauchiste, il nous demande de choisir notre camp. Au cinéma, c'est déjà un exploit.

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mardi 17 février 2015

Du soleil plein la tête (Charlie Kaufman PARTIE 3)




Avec "Du soleil plein la tête", Charlie (je me permets de l'appeler par son p'tit nom) s'interroge sur la mémoire affective, ces souvenirs qui nous façonnent, pour le meilleur et pour le pire. Poursuivant sa réflexion sur le processus créatif, il explore l'imaginaire d'un point de vue identitaire, la relation entre notre histoire personnelle et nos émotions récurrentes, comment ils s'amalgament et se confondent pour former notre perception du réel.  En explorant la manière dont ils interagissent avec l'imaginaire, Kaufman s'intéresse en sommes à nos sources d'inspiration.

Précisons d'abord que l'idée originale du film vient de Michel Gondry (le réalisateur) qui lui-même s'est inspiré de Boris Vian (L'herbe rouge & L'arrache-coeur). Nous n'allons pas ici distinguer les différentes influences, le but  étant de réfléchir sur le processus créatif à travers l'oeuvre de Charlie Kaufman. Cela dit, Eternal sunshine of the spotless mind est le moins "Kaufmanien" des quatre films nous traitons. D'une part, il n'y a pas de mises en  abîme véritables. Les passages du rêve à la réalité restent dans un cadre fictionnel, suivant une logique interne que le film s'emploie à justifier. Nous sommes dans le domaine de la science-fiction. D'autre part, aucun des personnages n'est un artiste de métier, ce qui nous oblige à interpréter l'ensemble au deuxième degré. Il ne fait aucun doute cependant que Kaufman utilise cette prémisse afin de poursuivre son raisonnement sur l'art et la construction d'une histoire, qu'elle soit identitaire ou fictionnelle.
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Cette fois, nous suivons Joel Barish, un gars en peine d'amour qui, apprenant que son ex-copine s'est fait effacer la mémoire pour l'oublier, décide d'en faire autant. Pendant l'opération - qui se déroule chez lui sous la supervision de techniciens -  Joel change d'idée mais ne parvient pas à se réveiller. Conscient d'être en train de rêver,  il tente par tous les moyens de sauvegarder le souvenir de Clémentine à mesure que sa mémoire l'efface. La quête du personnage consiste donc à échapper au lavage de cerveau. Le film commence avec les retrouvailles inopinées des protagonistes qui retombent en amour sans se rappeler l'un de l'autre et à la fin, bien qu'ayant découvert la vérité, ils décident de se donner une nouvelle chance, peu importe que leur couple soit voué à l'échec ou non.  
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La mémoire de Joel contient 3 types de réminiscences. La première concerne les souvenirs à proprement parlés, définis dans la temps (le passé)  et immuables. Ce sont des moments tristes pour la plupart qui témoignagent de l'éloignement du couple. Puisque la lobotomie efface les souvenirs à rebours, les pires sont les premiers à disparaître. Visuellement, ils sont présentés en temps réel, très proche de la vie quotidienne sauf que les personnages ont conscience de ne pas être dans la réalité. La pluie de voitures qui tombent quand Clémentine le quitte (symbole de son monde qui s'effondre) n'impressionne ni l'un ni l'autre. L'imagination de Joel est au service de ses émotions et s'applique à "mettre en scène" son ressentiment.  Certains souvenirs sont totalement négatifs comme celui du restaurant (reproches mutuels). D'autres, par contre, s'avèrent plus nuancés et montrent la dynamique à l'intérieur du couple, par exemple lorsque Clémentine parle d'avoir un enfant et que Joel répond qu'elle est trop immature. Ce souvenir précède une séquence où il  fait semblant d'être mort pour attirer son l'attention,  mais Clémentine l'ignore, ces "enfantillages" ne l'intéressent pas. On découvrira plus tard que cette symbolique de la mort était un de leurs jeux amoureux, chacun faisant semblant d'étouffer l'autre avec l'oreiller pour savoir lequel des deux serait le plus crédible. Quoi qu'il en soit, ces souvenirs font références à des "tranches de vie", facilement identifiables et interprétables. Elles s'effacent d'un coup, Clémentine disparaît tout simplement et Joel se retrouve ailleurs.
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Du point de vue créatif, ces souvenirs virulents symbolisent nos inspirations du moment, liées à des préoccupations immédiates, les fameux éclairs de génie ! En apparence, ils sont objectifs, forts et universels. L'évidence saute aux yeux et leur pouvoir d'évocation touche directement notre intellect. Ce sont des déclencheurs. Dans le film, l'éclair de génie, c'est la machine en tant que telle.  Quel auteur n'a jamais eu un l'idée d'une machine aux propriétés extraordinaires?  Sur le plan créatif, c'est le monde des possibles. On commence à écrire et on se rend compte que notre machine, aussi géniale soit-elle, n'a aucune valeur en soi. C'est l'histoire qu'elle nous permet de raconter qui a de l'importance. Si l'intrigue vise essentiellement à lui donner de la crédibilité, on perd l'intérêt du public. Malgré tout, il ne faut pas négliger ces éclairs de génie passagers, ils forment souvent un cadre naturel pour approfondir un sujet en particulier.
                                                 
Cela nous amène au deuxième type de réminiscence: les rêves.  À mesure que la machine remonte son histoire intime avec Clémentine, les souvenirs de Joel lui font revivent des émotions positives, comme celle sur le lac gelé où il est conscient de vivre un moment privilégié, de toucher au bonheur. L'effacer reviendrait à perdre la clé du mieux-être, lui qui fut mélancolique et morose toute sa vie. Il comprend alors qu'oublier un tel moment est beaucoup plus graves que d'avoir à supporter les mauvais. Dès lors il tente d'intervenir.  Sa prise de conscience le pousse à se défendre, il prend la fuite avec Clémentine et se comporte, en quelques sorte, comme un "électron libre" dans sa propre mémoire. Les souvenirs deviennent alors des rêves en ce sens qu'ils nous apparaissent fragmentés, fugaces et difficiles à interpréter, c'est un kaléidoscope de moments vécus dans lequel Joel circule pour trouver une cachette. Cette fuite n'est pas encore une quête. Elle le deviendra quand il revit l'épisode de la bibliothèque. Au début du film, il va voir Clémentine sur son lieu de travail et constate qu'elle ne se souvient plus de lui. C'est suite à cet événement que Joel décide de se faire lobotomiser. Quand vient le temps d'effacer ce stigmate, il remarque la présence de Patrick et réalise que le technicien de chez Lacuna tente d'usurper son identité pour séduire Clémentine. Sa peur se transforme alors en révolte et au lieu de fuir à travers ses souvenirs, il entreprenant de saboter sa lobotomie. 
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Cette quête pour échapper à l'oubli illustre bien la deuxième source d'inspiration: la filiation de souvenirs sensitifs. Sur le plan créatif, ce sont des idées récurrentes qui définissent notre sensibilité artistiques, nos thèmes de prédilection. En général, il s'agit de projections liées à un souvenir précis dont l'émotion ressentie est devenu un baromètre, un point d'encrage. Dans le film, l'indifférence de Clémentine à la bibliothèque fait référence à l'indifférence de sa mère lorsqu'il se cachait sous la table étant enfant. Le premier événement le pousse à se faire lobotomiser et plus tard, il ira se réfugier dans le second pour échapper au mécanisme de l'oubli. Ce lien (un peu facile) donne néanmoins une âme au personnage car il permet d'en saisir la profondeur. Alors que la première source d'inspiration, l'éclair de génie, déclame une vérité, la seconde s'efforce de relier entre elles des expériences éparses, sans lien apparent, mais qui sont en vérité différentes facettes d'une même émotion. Ici,  c'est le sentiment d'impuissance qui prédomine. La scène où des bambins encouragent le petit Joel à tuer un oiseaux explique sa mélancolie d'adulte, mais le vrai coup de génie sur le plan narratif, c'est l'intervention de Clémentine qui s'en suit. Elle n'était pas là à l'époque bien entendu mais peu importe puisqu'elle est devenue celle qui lui a permis de se sentir mieux. On comprend alors le rôle symbolique qu'elle tient dans son existence, un rôle qui dépasse la notion du couple. De même, une bonne inspiration ne se résume à une seule idée, c'est une plaque tournante dont le point d'origine est assez profond pour générer une réflexion permanente.
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La troisième et dernière réminiscence relève du délire, quand l'imagination s'inspire de vagues souvenirs pour créer sa propre vision. Je parle ici des scènes où Joel se voit enfant et même bébé. Ces scènes cocasses n'ont rien de réalistes. C'est une vision idéalisée de l'enfance dans laquelle Joel se projette avec Clémentine dans l'espoir d'échapper à la machine. Les références sexuelles sont nombreuses, soulignant autant le complexe d'Oedipe du personnage que l'aspect fantasmagorique de ses visions.  Ce triomphe de l'imagination sur la mémoire sera toutefois de courte durée puisque ce n'est pas une solution souhaitable. L'imagination ne doit jamais remplacer la mémoire. La séquence se termine d'ailleurs par un symbole fort: le bébé emporté par l'eau du lavabo, clin d'oeil à l'expression populaire qui nous rappelle de ne jamais perdre de vue l'essentiel.
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Sur le plan créatif, ces délires font  référence à notre jardin secret. Il y a un danger à laisser notre imagination instrumentaliser nos mythes fondateurs, ces parties trop intimes de soi pour être exploitées. Il ne s'agit pas ici de rêverie érotique mais de l'origine même de nos fantasmes. Quiconque s'est risqué à faire de l'introspection excessive sait de quoi je parle: cette zone incestueuse, volcanique et malsaine qui ne saurait être une représentation juste de nous-mêmes et qui pourtant existe, enfouie dans un imaginaire à la fois personnel et collectif, comme si elle  appartenait à l'espèce humaine avant l'individu.  Ces jardins secrets constituent la source même de nos inspirations. Malheur à celui qui l'expose au grand jour. Il faut s'en inspirer au compte-goutte, la diluer. Les racines de notre jardin secret ne sont pas d'intérêt public. Par contre, trouver le moyen de les exprimer, dans extraire la substance métaphorique est le processus créatif le plus profitable qui soi. Les détours qu'elles nous obligent à prendre sont garantes d'une structure narrative originale et authentique. En bout de ligne, nous n'aurons pas dit forcément "les vraies affaires" mais les efforts déployés pour y parvenir touchera le coeur de ceux qui comprennent à demi-mots. 
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Il y a peu de choses à dire sur le contexte science-fiction d'Eternal sunshine of the spotless mind. Loin de vouloir donner de la crédibilité à l'aspect technique, le film décrit plutôt les scientifiques du laboratoire Lacuna comme de écervelés qui ne pensent qu'à boire et à baiser. Leurs péripéties ne servent en fait qu'à établir la morale du récit, tant l'histoire d'amour entre Mary et son patron que le triangle amoureux unissant Patrick au couple lobotomisé plaident pour la même conclusion, à savoir que les sentiments sincères sont plus forts que l'empreinte des souvenirs. Cela dit, c'est loin d'être un défaut puisque le film s'emploie justement à décortiquer la complexité d'une émotion tandis que la mise en scène illustre avec brio la valeur symbolique, et donc subjective, des souvenirs. Je m'en voudrais d'accorder tout le crédit à Kaufman alors que la réalisation de Michel Gondry est autant, sinon plus, significative que le scénario. Il a su mettre en images la structure d'une pensée avec son lot de références émergentes et l'émotion comme vecteur transitoire, la conscience éclairant certains détails à la manière d'une lampe torche alors que d'autres sombrent dans l'oubli. On sent l'influence de la culture française sur cet objet hollywoodien et c'est peut-être ce qui donne au film son atmosphère si particulière. Après tout, c'est ça la beauté du cinéma.


vendredi 13 février 2015

L'année de toutes les violences

 
 

J'aime beaucoup J.C. Chandor, réalisateur méconnu et bourré de talents. Son premier film "Marge de manoeuvre" sur la crise boursière de 2008 était une illustration à la fois mordante et raffinée du monde de la finance. Sa deuxième oeuvre "Seul en mer" accomplissait l'exploit de nous tenir en haleine malgré l'absence de dialogues et l'unique présence de Robert Redford à l'écran pendant 2 heures.  On comprend qu'avec A most violent year, Chandor voulait encore une fois changer de registre. Le seul point commun entre ses deux premiers films était d'être, en quelques sortes, des huis-clos. Ici, ce n'est pas le cas et en bout de ligne, c'est peut-être la source du problème. On sent l'isolement du personnage principal, coincé dans une situation inextricable, mais l'histoire se perd en intrigues secondaires.  Il en résulte un film décousu qui manque cruellement de scènes fortes.

N'importe quelle prémisse peut s'avérer intéressante à condition de trouver le bon angle pour la raconter, celle d'un petit marchand de mazout qui veut jouer dans la cour des grands sans y perdre son âme, ne manquait pas de potentiel. Entre les allégations de corruption qui pèse sur lui, l'argent qu'il doit trouver pour honorer une dette faramineuse et le vol de ses camions par des concurrents, Abel Morales est un homme aux abois. Son objectif pourtant est de surmonter les obstacles tout en restant honnête. 

Déjà le nom du personnage est évocateur, Abel Morales, la morale de celui qu'on jalouse. Cette référence biblique est d'autant plus troublante que notre homme est loin de faire un métier honorable. En 2015, on a du mal à croire à la grandeur d'âme d'un vendeur de pétrole. On pense tout de suite à Giant de Georges Stevens ou There were be blood de P.T. Andersen, on s'entend à le voir passer du coté obscur, persuadé que sa chute n'en sera que plus dure, mais non, Abel reste dans le droit chemin. Oh, il ferme bien les yeux sur quelques magouilles de son entourage mais rien qui puisse l'empêche de monter au ciel. Ses employés se font battre, tirer dessus et lui, pendant ce temps, il cherche de l'argent, non pas comme un entrepreneur avide et égoïste, mais plutôt à la manière d'un homme d'affaire un peu stressé qui a peur de perdre son bout de terrain. Jamais l'histoire ne le confronte vraiment à ses limites. Il reste dans sa zone de confort et même ses concurrents s'avèrent en définitive plutôt mous. Bien sûr,  tout est dans le non-dit, on devine que sa morale est de plus en plus élastique mais ce sera pour la prochaine fois. En attendant, on a droit à un film sans climax ni enjeux dramatiques véritables. 

À bien des égards, L'année de toutes les violences donne l'expression d'être un huis-clos qui s'ignore. On passe d'un lieu à l'autre, d'une situation à l'autre, alors que tout se résume aux efforts d'un homme pour sauver son entreprise. Presque toutes les séquences qui se déroulent à l'extérieur de l'usine semblent sortir d'un autre film. Au lieu de resserrer l'étau autour de lui, elles donnent la parole à des protagonistes sans importance. À titre d'exemple, l'agression des employés de l'usine par des malfrats ressemble à des scènes d'actions plaquées au milieu d'un drame psychologique.  Ces personnages sont trop secondaires pour nous émouvoir. De même, les rencontres inopinées entre Morales et l'enquêteur de police à divers endroits brouillent la notion du temps et affaiblit le suspense. On sent derrière ce va-et-vient constant la volonté de donner un souffle épique au récit alors que c'est le contraire qui se produit. Je pense à ce rendez-vous improbable au milieu d'un champ. Sans vendre la mèche, disons seulement qu'en toute logique, l'échange aurait dû se dérouler au commissariat ou du moins à l'usine. À force de multiplier les trames narratives, Chandor perd de vue l'essentiel du récit: le désespoir d'un homme qui se retrouve de plus en plus isolé. 

J'imagine le même film, mais dont l'action se déroulerait en grande partie dans le bureau d'Abel Morales. La même course contre la montre, le même policier qui enquête, les mêmes détournements de camions mais cette fois racontés du point de vue de Morales, essayant d'éteindre les feux, de négocier des ententes à l'amiable, coincé dans son bureau, harcelé de toutes parts, sans savoir si le prochain visiteur ou le prochain appel lui sauvera la vie ou, au contraire, empirera la situation. La structure narrative que j'évoque ici est celle de Margin call, son premier film.  L'isolement des personnages dans leur tour à Wall Street, aux petites heures du matin, rendait la situation insoutenable. Ils avaient jusqu'à l'ouverture des marchés le lendemain pour prendre une décision. De même, dans A most violent year, Abel n'a que quelques jours pour trouver l'argent qui le sauvera de la faillite. La dispersion de l'intrigue empêche le film de trouver son rythme, de générer une tension véritable. L'impression qui s'en dégage, c'est que le sujet est personnel mais que le traitement est emprunté, comme si Chandor essayait - lui aussi - de jouer dans la cour des grands.

Le but du film était de nous montrer le parcours d'un homme qui marche sur la ligne qui sépare le bien du mal. L'angle artistique choisi est le non-dit. Chandor laisse aux personnages secondaires le soin de dramatiser l'histoire. En toute circonstance, Abel Morales prône l'honnêté et la retenue, sa vision des choses n'évolue pas vraiment au cours du récit. Sa courbe psychologique est très subtilise. On sent sa morale vaciller, on goûte l'ambiguïté de ses silences, mais jamais les évènements ne l'obligent à enfeindre ses propres règles. Si l'histoire était tirée d'un fait vécu, on aurait pu mettre ce manque de tension dramatique sur le compte de l'authenticité, mais ce n'est pas le cas. Chandor a voulu dépeindre un modèle d'entrepreneurship acceptable à défaut d'être parfait, mais le constant demeure: le film se perd dans un amalgame de scènes en pièces détachées, trop polies et délavées pour constituer une image forte.  On ne peut que rêver au potentiel de cette proposition si elle avait bénéficiée d'une unité de temps et de lieu comme Chandor sait si bien le faire...

**1/2


mercredi 11 février 2015

Adaptation (Charlie Kaufman PARTIE 2)



Après le succès de Being John Malkovich et la reconnaissance immédiate de son travail en tant que scénariste, Charlie Kaufman ne pouvait être qu'ébranlé. Fidèle à lui-même, il utilise cette matière pour enrichir l'oeuvre suivante. Cette fois, c'est l'ego qui l'intéresse, le narcissisme en tant que moteur créatif.

Approfondissant la notion de mise en abîme, il fait de lui-même un personnage du récit (interprété par Nicolas Cage), angoissé par le succès de son film précédent, une productrice lui demande d'adapter une série d'articles parus dans le New-Yorker: "Le voleur d'orchidées". D'un coté, nous suivons la journaliste Susan Orlean écrivant son article sur  John Laroche (Le voleur) et de l'autre, Charlie Kaufman cherchant le bon angle pour adapter le bouquin au grand écran. Pour les besoins de la cause, Charlie a un jumeau identique, Donald, bien dans sa peau et libre de toutes angoisses narcissiques. Lui aussi veut devenir scénariste  mais n'ayant pas les préoccupations artistiques de son  frère, il concocte un suspense archi-convenu à propos d'un tueur en série. 

John Laroche est le point départ de toute l'histoire, le narcissique typique: "Je ne suis le gars le plus intelligent que je connaisse", se plaît-il à dire. Vantard et sûr de lui, son allure délabrée renforcent nos préjugés à son égard. Pourquoi fanfaronne-t-il ? se demande-t-on. Et pourtant, John Laroche représente le bon coté du narcissisme: proactif, débrouillard et transparent, il se moque de ce que les autres pensent et n'est jamais à cours d'idées. Comme Donald,  il ne cherche qu'à être heureux et profiter de la vie. C'est un homme loyal qui se fiche des conventions sociales.

Sur le plan narratif, il représente l'absence d'inhibition,  la possibilité d'être en contact avec son "moi" profond.  C'est la quête ultime de tout artiste: trouver l'histoire qui illustre le mieux son for intérieur, l'introspection à l'état pur. Pour y parvenir, il ne suffit pas de revendiquer quelques lubies, il faut être capable de trouver en soi la zone sensible, celle qu'on ne veut pas que les autres découvrent. En général, c'est un mélange d'émotions viscérales, de souvenirs déformées et de fantasmes récurrents. Il en résulte souvent des images précises mais inavouables, trop chaotiques pour être facilement descriptibles et surtout, très loin des standards en vigueur. C'est un peu ce qu'incarne Chris Cooper dans le rôle de John Laroche, un type grossier, peu raffiné, à l'apparence douteuse, mais qui avance sans se soucier de l'opinion des autres. C'est le sujet brute d'une histoire, l'inspiration première, trop bizarre et atypique pour intéresser le commun des mortels.

La deuxième facette du narcissisme, c'est à travers le personnage de Susan Orlean qu'on l'explore. Journaliste accomplie et  femme de carrière, elle est la championne des apparences trompeuses. C'est l'incarnation de la réussite sociale et du standing à tout prix. Modèle de stabilité et de courtoisie, elle finit par pousser Laroche à commettre un meurtre pour s'assurer que son image ne soit pas ternie. Son narcissisme n'est pas visible ni exprimé, c'est dans le regard des autres qu'elle le puise, tout le contraire de Laroche.

Elle représente le "surmoi" du créateur, les tendances du moment, les exigences de l'industrie. Son narcissisme prêche par l'exemple, s'enrobe de professionnalisme et de bonnes manières. Elle et McKee (le spécialiste en scénarisation) n'ont que faire de l'authenticité, seules les conventions ont de l'importance.  D'un point de vue narratif, c'est l'obligation de donner à notre fantasme une dimension universelle, souvent par le truchement d'une intrigue. Kaufman va d'ailleurs terminer son film par une course poursuite suivie d'une fusillade dans les marécages, le genre de clichés qu'il s'était promis d'éviter. On peut y voir un pied-de-nez à Hollywood mais le film en souffre. Cette finale conventionnelle détonne comparée à l'originalité de l'ensemble.

Enfin, le dernier stade du narcissisme et l'ultime étape du processus créatif, c'est l'empreinte personnelle de l'auteur, symbolisé ici par le personnage de Charlie Kaufman. En apparence, son manque de confiance en lui n'est pas du narcissisme et pourtant, son besoin d'être rassurer n'est rien d'autres qu'une manière d'attirer l'attention sur lui. D'ailleurs, il reproche sans cesse à son frère jumeau de ne pas employer les bons mots, signe de la haute estime qu'il a de lui-même mais c'est aussi l'aveu que son propre langage n'est que parure. Angoissé à l'idée de ne pas être à la hauteur, ses préoccupations artistiques concernent moins le bouquin de Susan Orlean que son incapacité à trouver sa propre place dans l'histoire, à laisser sa marque. Son narcissisme l'empêche d'être fidèle au texte. Son but n'est pas d'adapter "Le voleur d'orchidées', il veut en faire SON oeuvre. Toutes ses jérémiades sur le syndrome de la page blanche, les limites de son talents et ses difficultés à rendre justice au texte de Susan Orlean cache en réalité un besoin de reconnaissance et une volonté d'en être l'auteur, de faire en sorte que son nom sur l'affiche soit plus important que celui de Susan Orlean.   En bout de ligne, il écrira un scénario sur ses difficultés à adapter le bouquin de Susan Orlean, s'octroyant du même coup le rôle principal.  Le film ne s'appelle pas "Le voleur d'orchidée" mais "Adaptation". Notez que livre original existe vraiment et que la vrai Susan Orlean travaille toujours au New-yorker.

La vraie Susan Orlean
Cette personnalisation,  à ne pas confondre avec l'inspiration de départ trop décousue pour être une signature, est essentielle dans le processus créatif. C'est elle qui donne la couleur au récit, l'impression générale qui se s'en dégage. Dans Adaptation, cette signature prend 2 formes. D'une part, les mises en abîme -  marque de l'auteur - et d'autre part, cette mélancolie qui habitent les personnages principaux, angoisses existentielles, manque de confiance en soi, remise en question, des traits de caractères récurrents d'un scénario à l'autre et qui semblent déteindre sur l'ensemble de protagonistes à divers degrés, signe que c'est le scénariste qui s'exprime. C'est sa manière à lui de les rendre plus humain, sûrement un trait dominant dans sa propre personnalité. Il n'empêche que sans cette touche personnelle, le film n'aurait pas d'âme.

Fait intéressant, le scénario de Donald, le frère de Charlie, s'intitulera "Les 3", clin d'oeil au trois points de vue que le scénariste adopte pour écrire son histoire. Avec Adaptation, Kaufman explorait les différents niveaux d'introspection qui permettent à un auteur de créer une oeuvre personnelle. Le narcissisme est nécessaire à cette exploration, d'une part pour différencier les idées personnelles de celles qui le sont moins, mais aussi pour oser les exposer sans trop les intellectualiser un narcissique peut regarder ses propres bobos avec les yeux d'un enfant. À niveau créatif, c'est une forme de courage et d'audace, deux traits de personnalités qui permettent aux meilleurs de se distinguer.

À noter: l'article sur "Eternal sunshine of the spotless mind" suivra sous peu. 
 
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dimanche 8 février 2015

Félix & Meira



Le cinéma québécois ne regorge pas d'histoires d'amour, peut-être parce que la littérature en est pleine et que nos voisins du sud inondent nos écrans d'étincelles magiques, de ruptures tonitruantes et de réconciliations improbables.  La recette est connue et ceux qui s'en éloignent présentent trop souvent le revers de la médaille: colère, déchirement, indifférence, des émotions que nous ne voulons pas nécessairement vivre ou revivre.  Maxime Giroux a médité la question.  Il nous propose avec Félix & Meira, une approche douce et profonde où le non-dit tient une place importante. Ce n'est pas tant une histoire d'amour qu'une réflexion sur le sentiment amoureux.

Il aurait été absurde d'imaginer une coup de foutre entre un québécois francophone célibataire et une juive hassidique mariée et mère d'un bébé. L'astuce de Giroux consiste à nous faire comprendre que ces deux-là se croisent dans la rue depuis longtemps. La jeune femme, bien sûr, n'a pas le droit de regarder un étranger ni de lui adresser la parole mais Félix, lui, ne s'en prive pas. Il la trouve jolie cette fille timide qui promène son landau, la tête basse, en jetant des coups d'oeil furtifs au monde qui l'entoure. C'est par l'intermédiaire de dessins qu'ils communiquent. Elle dessine pour sa fille, il dessine pour lui-même. On devine que Félix l'a complimenté un jour sur ses dessins et que, peu à peu, il s'est mis à lui parler sans attendre de réponse. C'est un solitaire entre deux âges, meurtri par son passé.  Cette femme incarne à ses yeux l'attention d'une mère pour son enfant, l'inaccessible étoile. De son coté, Meira le laisse causer, à la fois choquée et charmée par l'audace de cet homme. Malgré les apparences, ils ne sont plus des étrangers. Il suffira d'une occasion pour que l'ouverture se fasse. 

C'est dans cette ouverture que réside le véritable enjeu du film.  Chacun voit dans l'autre ce qui lui manque. Leur mouvance intérieure concerne moins la personne en face d'eux que la possibilité de combler un vide. L'amour naît du plaisir de désamorcer les mécanismes de défense. Félix n'a rien à perdre, mais on sent que cette façon d'aimer est nouvelle pour lui. Meira a tout à perdre, mais la patience dont fait preuve Félix, son désir inconditionnel, l'enivre. Maxime Giroux filme leur rapprochement avec tact et subtilité. Les séquences nocturnes qui se déroulent à New-York entre autres sont sublimes, les cadrages, la photographie, la musique, tout contribue à redéfinir l'expression "À fleur de peau". Chacun tombe amoureux des intentions de l'autre. Le film décrit - avec un minimum de mots - les premiers balbutiements du sentiment amoureux, cette manière de toucher les cordes sensibles d'une personne avant de la connaître. C'est leur ego qui a besoin d'amour en premier lieu.  

La notion du rêve joue donc un rôle prépondérant dans cette relation. Ils s'imaginent à Venise, ville romantique par excellence. C'est un peu leur Eldorado, leur conception d'une histoire d'amour, sachant que ce flirt est voué à l'échec. Partir à Venise, c'est franchir le pas qui rendrait la chose possible, cette escale entre le rêve et la réalité. Ce n'est qu'un projet, bien entendu, mais petit à petit le monde imaginaire qu'ils s'invente prend de l'ampleur. Ils nourrissent l'espoir, envisage un avenir, se donnent la permission d'y croire. La courbe psychologique que dessine Giroux est celle du désir qui mène au besoin. 

Le réalisateur n'instrumentalise pas les différences culturelles, il s'en sert plutôt comme toile de fond, accordant toute son attention aux personnages principaux qui essayent justement de combler le fossé qui les sépare. La réaction du mari de Meira n'est ni bonne ni mauvaise, c'est celle d'un homme désemparé bien davantage que celle d'un croyant. Loin de vouloir de porter des jugements, Félix & Meira posent des questions sans apporter de réponses précises. Giroux évite toutes allusions au racisme.  Là n'est pas son propos. 

Si le film mettait en scène deux québécois pure laine, l'un célibataire et l'autre mariée et mère d'un bébé, le coeur du récit serait probablement le même. Il ne s'agit pas ici de comparer les cultures ou de les mettre en opposition. De la communauté hassidique, Giroux ne montre que l'esprit de clan et l'importance des traditions. Ce que Meira cherche à fuir avant tout, c'est la routine et la monotonie d'une vie tracée d'avance, une réalité qui pourrait bien être celle d'une féministe athée pour peu qu'elle soit prisonnière de ses engagements. Ce qui intéresse le réalisateur, c'est la difficulté pour les personnages de nommer les choses, de s'apprivoiser l'autre sans connaître le mode d'emploi. En d'autres mots,  développer la sensibilité qu'exige un tel rapprochement. 

Martin Dubreuil prouve encore une fois que c'est l'un des acteurs les plus talentueux de sa génération. Sous ses traits endurcis, il exprime une vulnérabilité à laquelle on ne reste pas indifférent. Quant à Hadas Yaron, sa beauté naturelle et son jeu subtil nous fait ressentir l'ambivalence de Meira à chaque instant. La chimie entre les deux est palpable, condition essentielle pour nous faire croire à cette histoire d'amour improbable.  

À une époque où les difficulté d'intégration font la manchette, l'auteur nous propose une réflexion toute en nuances, à échelle humaine, sans se voiler la face ni se draper de vertus. Félix et Meira est  un film actuel, sincère et touchant, une oeuvre incontournable dans le paysage cinématographique québécois.

****1/2


samedi 7 février 2015

Dans la peau de John Malkovich (Charlie Kaufman - PARTIE 1)

Le scénariste Charlie Kaufman a beaucoup réfléchi sur les mécanismes de l'imaginaire. Rarement un artiste s'est autant inspiré de son processus créatif pour inventer des histoires, d'où leurs caractères originaux puisqu'elles ne sont pas modelées sur un schéma narratif classique mais plutôt sur l'approfondissement d'un sujet en particulier.

Procédant à chaque fois par un jeu de mise en abîme qui oblige le spectateur à s'interroger sur ce qu'il voit à l'écran, Kaufman analyse les motivations que sous-tendent une volonté artistique. Dans cette optique, Being John Malkovich (1999) est peut-être le plus emblématique. On peut même dire qu'entrer dans la tête de quelqu'un d'autre est le thème central de son oeuvre. Conscient de cette utopie, Kaufman se confronte à l'impossibilité d'y parvenir et donc, partant de là, s'interroge sur la portée d'une illusion. Comment pousser une idée saugrenue aussi loin que possible sans perdre le fil et ultimement faire en sorte qu'elle demeure significative ? Déjà le symbolisme du placard qui permet d'entrer dans la tête d'un acteur connu en dit long sur l'intention de l'auteur. À n'en pas douter, nous somme dans l'allégorie. Il n'invente pas une machine pour justifier le transfert, ni ne cherche à l'expliquer. Il utilise plutôt un métaphore, celle du placard. D'ailleurs, le personnage de Lotte ( la femme de Craig), refoule des pulsions transgenres et utilise le placard pour se mettre dans la peau d'un homme, ce qui lui permettra ironiquement de "sortir du placard". 

Un tel stratagème n'aurait pas eu sa place dans un film réaliste, ni même fantastique. Kaufman ne cherche pas donner de la crédibilité à son histoire, il s'efforce plutôt de développer une pensée, d'où le recours à un acteur bien réel.  Si nous étions entré dans la tête d'un personnage de fiction, le film aurait pu se lire comme un conte de fée. En demandant à un comédien connu de jouer son propre rôle, il brise le miroir,  empêche le public d'y croire, de se laisser porter par l'histoire.

Pour amener le spectateur a intellectualiser ce qu'il voit, le scénariste commence par identifier clairement les "ficelles" de son récit. Craig est marionnettiste et vit avec Lotte, une maniaque des animaux qui n'est pas très jolie. Celle-ci est interprétée par Cameron Diaz, une actrice reconnue pour sa beauté, obligeant du coup le spectateur à prendre conscience des faux-semblant. Nous avons d'une part la métaphore des marionnettes et d'autre part le jeu des illusions. Malgré cela, les premières minutes du film se veulent réalistes. On nous présente ce couple mal assorti qui vit dans un appartement modeste, une réalité que nous connaissons tous.

Or, pour arriver à ses fins, Kaufman doit dérégler les codes du cinéma réaliste sans tomber dans le fantastique ou la science-fiction. C'est ainsi que Craig décroche un emploi dans un bureau situé au septième étape et demi d'un immeuble. Dans ces locaux, les employés doivent se promener accroupis parce que les plafonds sont trop bas. Cet entre-deux étage, d'un point de vue narratif, est à mi-chemin entre le réaliste et l'absurde. C'est un défaut de construction, précise-t-on, le loyer est moins cher, etc, autant d'explications qui permettent au spectateurs d'y croire, même si le visuel des scènes frôle le surréaliste. Qui ne s'est jamais senti à l'étroit au bureau ?

Ainsi conditionné, le public apprécie d'autant mieux la métaphore du film. À cet égard, si on entre dans la tête de John Malkovich par un placard, on atterrit dans le fossé d'un autoroute en sortant, métaphore de l'accident. Autrement dit, c'est un fantasme d'entrer dans la tête des gens, mais en abuser risque d'avoir des conséquences fâcheuses.

La table est mise pour réfléchir au pouvoir de l'illusion. Maintenant que le public a compris le principe, Kaufman entre dans le vif d'un sujet. Pour être intéressante, une idée doit mener à une prise de conscience. Le défi que s'est imposé le scénariste, c'est d'y parvenir malgré l'absurdité de sa proposition. Le spectateur ne va pas s'identifier à un type qui entre dans la tête de John Malkovich.  Il ne peut s'identifier qu'aux motivations que sublime un tel désir. Dans le cas de Craig, ce sera la possibilité d'entamer une carrière de marionnettiste. Il utilise la notoriété de l'acteur pour se faire connaître du monde entier. C'est le besoin de reconnaissance qui le motive. Le succès qu'obtient Malkovich en tant que marionnettiste provoque d'abord l'euphorie chez Craig, la confirmation de son talent, mais très vite ce contentement se transforme en frustration. Il ne veut pas juste pratiquer son art, il veut également être reconnu. Pour l'auteur, c'est dans cette dualité que réside le véritable moteur de la créativité.

L'autre aspect dont il est question, c'est l'identité. Si Craig a besoin de revendiquer sa propre identité, ce n'est pas le cas de Lotte qui ne demande pas mieux que d'en changer.  C'est la distinction entre le désir et le besoin. La reconnaissance du talent, plaide l'auteur, relève du désir alors que l'affirmation  de l'identité relève du besoin. C'est en explorant son identité que l'artiste développe son talent. Mais quelques soit les motivations derrière une idée, elle a besoin du regard de l'autre pour s'émanciper.

Cet Autre, dans le film, c'est Maxine (Catherine Keener), l'objet de désir de tous les personnages. Pour elle, le placard est une opportunité, une occasion d'affaire. Elle ne veut pas entrer dedans, juste le monnayer.  Elle représente le pouvoir, le regard du public. À la fin du film, Maxime se marie avec John Malkovich et tous ceux qui ont vécu dans sa tête se retrouvent dans l'esprit d'Emily, l'enfant du couple, métaphore ultime de l'infantisation  de ceux qui rêvent d'être quelqu'un d'autre.

En sommes, le film explore l'influence des fantasmes sur l'imaginaire et ses ramifications dans l'inconscient affectif. Craig utilisera la notoriété de John Malkovich pour pratiquer son métier de marionnettiste mais très vite le public se détournera de l'acteur. Le talent de Craig est une illusion, tout comme l'âme masculine de Lotte. Ces deux personnages sont la proie de fantasmes qui les poussent à vivre dans l'imaginaire plutôt que dans la réalité. Ce que nous dit Kaufman, c'est que la nature de la créativité est d'insuffler une part de vérité (de sincérité) à des chimères ancrées au fond de nous et la création qui en résulte, quelle soit rassembleuse ou non, restera toujours le fruit d'une blessure.
Charlie Kaufman (2008)
L'analyse du film "Adaptation" suivra sous peu.


jeudi 5 février 2015

Tireur d'élite américain

Il y a quelque chose de dérangeant dans Amercan Spiner. Pour être un bon film, c'est un bon film, divertissant et bien mené. J'en éprouve pas moins un malaise en y repensant.  Du début jusqu'à la fin, nous assistons à la déification de Chris Kyle, présenté ici comme un héros américain, un modèle de courage et de détermination. Peut-être ma gêne provient-elle de cette guerre qui, à mon sens, doit être critiquée, mais rarement ai-je vu un film qui dépeint les irakiens avec si peu de nuances, tous vus comme des fanatiques qui méritent de mourir.

Dès l'ouverture où l'on voit une mère encourager son enfant à jeter une grenade sur des soldats en patrouille jusqu'au génétique montrant des milliers d'américains rendre hommage à Chris Kyle, le film de Clint Eastwood n'émet aucune réserve, ni sur la pertinence de cette guerre ni sur les sacrifices nécessaires pour la gagner. Le film aborde deux thèmes: la guerre et les chocs post-traumatiques. Le premier est mené de main de maître, dans le pur style hollywoodien, avec impacts de balles, explosions et morceaux de bravoure tandis que le second thème bénéficie d'un traitement fade et agaçant, comme si les problèmes de santé du héros étaient un caillou dans la chaussure du réalisateur.

Chris Kyle ayant effectué 5 missions en Irak, le film alterne scènes de combats et scènes familiales.  Le problème, c'est que les scènes de famille sont redondantes. Sa femme s'inquiète, pleurniche, supplie son mari de rester alors que Kyle (et nous-mêmes) ne pense qu'à y retourner.  Il a tous les symptômes d'un soldat traumatisé mais il s'en fiche (et nous aussi). Ce qu'on veut, c'est le voir prendre son fusil et tirer sur des irakiens, de loin les meilleures scènes du films, les mieux filmées et les plus spectaculaires.

Il est vrai que le scénario se base sur l'autobiographie de Chris Kyle qui, bien sûr, ignorait qu'il serait un jour tué par un ancien soldat traumatisé (ceci n'est pas un punch, rassurez-vous). L'intrigue repose en fait sur la rivalité entre Kyle et un sniper ennemi, tous deux des tireurs d'élite qui déciment les soldats du camp adverse. Là encore, le traitement hollywoodien fait mouche. Le méchant est clairement identifié et la quête du personnage principal (abattre ce salaud) justifie qu'il abandonne sa famille cinq fois de suite. Si le thème de la santé mentale n'était pas abordé si souvent, j'aurais pris mon pied sans me poser de question. Après tout, le manichéisme au cinéma n'est pas un phénomène nouveau et tous bons cinéphiles s'en accommodent fort bien. Mais voilà. Ce n'est pas Rambo qu'on regarde, ni Jason Bourne. C'est l'histoire vécue d'un type qui a abattu plus de 120 personnes et qui a consacré les dernières années de sa vie à aider les soldats traumatisés parce que lui-même n'arrivait pas à décrocher. Tout cela est mentionné dans le film, expliqué en détails par des personnages secondaires, mais jamais cet aspect ne fait l'objet d'un enjeu dramatique. Mêmes les circonstances qui entourent sa mort nous sont livrées en inter-titres sur fond noir à la fin du film.   

L'intention du réalisateur était de faire un film d'action basé sur des faits réels. C'est un choix qui se défend. Je n'ai pas lu l'autobiographie de Chris Kyle. J'ignore comment il percevait le conflit en Irak ou ses problèmes personnels. Ces derniers occupaient, à coup sûr, une place importante dans son esprit. Que Clint Eatwood n'ait pas voulu faire drame psychologique, je le comprend.  C'est à Bradley Cooper que revient la tâche de nous faire ressentir ses états d'âme. Il y parvient admirablement.  Sienna Miller joue sa femme, un personnage relégué au second plan. Elle est bonne sans être attachante et je pense que c'est exactement que le réalisateur attendait d'elle. Pour bon nombre d'américains, grâce à ce film, Chris Kyle va devenir un héros. Pour les autres, Tireurs d'élite américain apparaîtra comme un retour aux sources dans la filmographie de Clint Eastwood, une sorte d'hommage aux valeurs que défendait l'inspecteur Harry



mercredi 4 février 2015

Drôle de monde



Il y a longtemps que je pensais écrire un article sur ce film atypique et déformé par ses propres ambitions. Il  m'a fallu une nuit d'insomnie pour que je le redécouvre, présenté en fin de soirée à la télévision, à une heure où les spectateurs se foutent éperdument de ce qu'ils regardent du moment que l'écran projette des images et du son.

Drôle de monde est un ovni dans le parcours de Judd Apatow. Vendu comme une comédie, il s'agit d'un drame en réalité mais ce n'est pas ce qui nous intéresse ici.  La particularité de Funny People, c'est de détourner un sujet, puis un deuxième, pour finalement traiter d'un troisième cette fois en mode beaucoup plus personnel.

Apatow a toujours eu le don pour trouver des concepts accrocheurs. Cette histoire d'un humoriste qui perd le sens de l'humour en apprenant qu'il est atteint d'un cancer et décide d'engager un débutant pour lui écrire des gags, ne manquait pas d'intérêt. Le croisement de ces deux thématiques nous fait découvrir l'univers du stand-up comique, un milieu compétitif où la recherche perpétuelle de gags originaux forcent les artistes inexpérimentés à s'humilier sur scène. Pas facile de faire rire un public désabusé et souvent, le seul moyen d'y parvenir, c'est de faire rire de soi.  Habitué à être humilié de la sorte, le jeune Ira Wright trouve un certain réconfort dans la soumission à laquelle son mentor le contraint. Georges Simmons n'a aucune pudeur a traiter son employé comme un esclave puisqu'il est lui-même, d'abord et avant tout, un enfant gâté et immature, deux défauts qui sont aussi les ingrédients de son succès.
  
Le réalisateur nous montre dans quel état d'esprit un humoriste doit se trouver pour pondre ses gags, toujours à la frontière de l'infantilisme et de la vulgarité, à jouer sur des cordes sensibles qu'il tourne ensuite en dérision, cultivant ainsi une manière de réfléchir qui l'empêche de s'émanciper. La différence entre Georges Simmons et Ira Wright, c'est que le premier est à l'aise dans cette zone grise peu enviable alors que le deuxième cherche encore ses repères. Sans dire que Funny People élabore une profonde réflexion sur le sujet, c'est du moins le thème central de l'oeuvre et les spectateurs qui ne l'ont pas compris vont détester la dernière partie du film. 

Parce que cette mentalité infantile et perverse n'a pas fait qu'apporter la gloire à Georges Simmons, elle lui a aussi empoisonné l'existence.  C'est ainsi que Laura, son grand amour de sa vie, l'a quitté. En apprenant qu'il a le cancer toutefois, celle-ci se rapproche et se laisse à nouveau séduire, bien qu'elle soit remariée et mère de deux enfants. Pour Georges, c'est l'occasion de réparer la pire gaffe de sa vie. À ce stade, le film semble se dirige tout droit vers un happy end. Le cancer de Georges lui a permis de comprendre le sens de la vie, sa courbe psychologique est bien amenée. Apatow aurait pu poursuivre sur cette lancée, profiter de la sympathie que nous avons pour le personnage de Georges, mais non, il se débarrasse du moteur de son intrigue: Georges apprend que son cancer a disparu, que sa rémission est complète. Le problème, c'est que Laura risque de partir s'il n'est plus malade, alors il joue un double-jeu, plongeant le film dans le quiproquos, une situation ambiguë que le personnage d'Ira souligne aux gros traits, mal-à-l'aise de mentir lui aussi à Laura.

Et c'est à ce moment que Judd Apatow aborde le troisième thème du film, le plus personnel et le moins hollywoodien qui soit: l'incapacité de Georges à s'émanciper. Malgré toutes les chances que lui donne Laura, il n'arrive pas à se montrer à la hauteur, particulièrement avec les enfants de cette dernière, étant lui-même trop immature pour les supporter. Il fallait avoir de l'audace pour détourner ainsi le film de son happy-end romantique. Si tel avait été le cas, nous n'aurions pas compris où l'auteur voulait en venir. Son film n'est pas une comédie légère mais un drame sur la légèreté, cette mentalité frivole qui fait tout le charme de l'humoriste. Georges n'est pas idiot, il sait ce qu'il doit faire pour reconquérir Laura, mais il n'y arrive pas. Ses vieux réflexes sont plus forts que lui. Il se met constamment le pied dans la bouche et ce qui ressemblent à des blagues pour le spectateur est en réalité un triste constat de la condition humaine:  le naturel revient toujours au galop. Georges Simmons est incapable de prendre soin d'une famille parce qu'il est trop centré sur lui-même. 

L'histoire va plutôt se conclure sur les retrouvailles de Georges et Ira après leur dispute, le débutant ayant compris que son mentor ferait un bien mauvais père pour les enfants, il avait prévenu Laura, provoquant malgré lui une bataille entre Georges et le père des enfants. Cette conclusion en demi-teinte n'a rien de bien comique et du coup, nous apparaît presque pathétique. Or, après analyse, on comprend que c'est le vrai thème du film. 

En montrant le revers de la comédie de cette manière, en décortiquant ce qui compose le sens de l'humour, le réalisateur exorcisait ses propres démons. Lui-même père de deux enfants (les filles de Laura dans le film), Apatow doit en connaître un chapitre sur les difficultés de conjuguer humour juvénile et responsabilités parentales. Avec ce film-ci et le suivant This is 40 (2012), on sent que l'auteur cherche à faire des films plus personnels mais, ce que ses oeuvres gagnent en maturité, son humour le perd en fraîcheur. C'est le drame de la comédie.